Les nouveaux esclaves des temps modernes
L’Irak, aujourd’hui, ce sont donc 130 000 soldats américains déployés sur place. Ça on le sait, les chiffres sont bien connus. Ce qu’on sait moins, c’est que ce sont aussi 163 000 travailleurs importés d’origine diverse travaillant pour le Pentagone ou la myriade de sociétés privées installées sur place. Parmi ces 163 000 personnes, près de 54 000 travaillent pour un seul groupe, Kellogg Brown & Root, une société qui réside... aux îles Caïman. Eh oui, il n’y a pas de Luxembourg semble-t-il au large des côtes américaines. Kellogg Brown & Root est en réalité une subdivision de Halliburton Corp. Le nom n’a rien à voir avec les paquets de céréales : M. W. Kellogg est un des plus grands fabricants de pipe-line au monde et le grand spécialiste de l’édification de terminaux pétroliers. Et il est... anglais et non américain ! On comprend beaucoup mieux pourquoi Tony Blair tenait tant à la faire, cette guerre.
La guerre de Blair et pourquoi également le groupe Carlyle, "banquier des guerres américaines", a voulu lui aussi sa part de gâteau irakien. Un groupe qui recrute en Europe en ce moment, d’ailleurs.
Sur 54 000 travailleurs, 21 000 d’entre eux, dont 10 500 Américains de souche figurent comme inscrits aux Caraïbes... avec un salaire moyen de 48 000 à 85 000 dollars par an, alors que celui d’un Irakien est d’environ 150 euros par mois, mais sans avoir d’adresse de fiche de salaire ni même un numéro de téléphone pour joindre la société qui les emploie. Vous sentez venir la conclusion : aucun d’entre eux ne paie donc de cotisation sociale aux Etats-Unis, ce qui est donc tout bénéfice pour eux, mais avant tout pour la société qui les emploie ! Cet énième scandale en forme de pot aux roses vient juste d’être découvert par un journaliste, Farah Stockman, du Boston Globe, qui le dénonce dans un article au vitriol consultable ici. C’est le sénateur John F. Kerry du Massachusetts qui enfonce avec lui le clou, ainsi que... Barrack Obama et Carl Levin, tous démocrates, en précisant que ce sont 16 billions de dollars de contrats qui échappent ainsi aux taxes légales. Seul un républicain du Minnesota les soutient dans leur démarche, c’est Norm Coleman. Les autres républicains tournent la tête dès qu’on parle argent en Irak... beaucoup trop sont impliqués dans les contrats signés là-bas.
Sur ces millions de dollars, en effet, 15,3 % doivent logiquement revenir à l’état américain. Or, ils s’évaporent dans la nature, les employés n’ayant pas de feuille de paiement en règle. Le groupe de sénateurs s’en prend donc logiquement également aujourd’hui à Dick Cheney, le vice-président, celui qui a été nommé directeur d’Halliburton en 1998, deux ans avant de rejoindre et de diriger l’équipe présidentielle de W. Bush. La société Halliburton emploie en réalité deux entités distinctes, Service Employers International Inc, pour ses travailleurs et Overseas Administrative Services pour ses cadres, toutes deux domiciliées aux îles Caïman. Domiciliées est un grand mot : les deux sont inscrites chez Trident Trust, l’une des plus importantes agences off-shores du pays. Les vrais patrons ne sont pas aux Etats-Unis même, mais à Dubaï, ce sont ceux par exemple qui construisent le fortin dénommé ambassade américaine à Bagdad. L’Irak ne voit rien et en touche rien de ses bénéfices : toutes les sociétés existantes se sont effondrées à l’arrivée des Américains : "La plupart des entreprises irakiennes se sont écroulées sous le poids des lois économiques édictées par les Américains, l’effondrement de la sécurité, le manque d’électricité et de carburant et une inflation galopante", précise l’article concerné. Les exemples abondent : "J’employais plus de trente salariés dans mon usine de plastiques et ça marchait bien avant l’occupation", raconte Abbas Ali à Bagdad : "on ne peut plus travailler à l’heure actuelle et il a fallu que je reprenne mon ancien emploi de professeur. On m’avait offert 200 000 dollars pour racheter mon entreprise et maintenant elle ne vaut plus rien. Je m’en veux de ne pas l’avoir vendue pour fuir le pays, comme certains de mes collègues qui sont actuellement à l’abri en Syrie".
Que les firmes qui travaillent en Irak fassent profiter en priorité des personnes de l’extérieur, le plus souvent américaines, est déjà en soi un scandale, tant la population locale se retrouve écartée du développement du pays, mais le fait de ne pas payer de cotisations implique aussi un problème dramatique pour ces travailleurs recrutés un peu partout dans le monde (sauf donc en Irak même !) : en cas de perte de l’emploi, ils ne peuvent espérer aucun soutien financier gouvernemental : on est bien là dans une forme nouvelle d’esclavage, ou de mercenariat industriel. Halliburton se comporte véritablement comme une mafia et non comme un groupe industriel, alors que l’un de ses anciens dirigeants dirige le pays, un comble !
Et ce n’est pas fini, car le tableau final est pire encore : l’une des tâches qui incombe parfois à ces travailleurs est le nettoyage du pays du nombre incalculable d’obus ou de balles tirées par une armée américaine qui, on le sait, ne fait jamais dans le détail. Ces armes contiennent de l’uranium enrichi, comme les obus tirés des avions A-10 Thunderbolt, par exemple. Leur ramassage sans protection aucune a induit des contaminations graves et l’apparition de cancer en fort peu de temps. On croyait le lumpen prolétariat disparu ou n’être qu’un vestige du passé. Les néo-cons fauteurs de guerre viennent d’en créer un nouveau : des gens qui peuvent certes gagner de l’argent rapidement, mais une seule fois dans leur vie, en n’ayant aucun espoir en cas de problème d’être soutenus par leur gouvernement et sa protection sociale. On savait le capitalisme sauvage, on en redécouvre chaque jour les pires aspects. L’Irak d’aujourd’hui en est un des pires exemples.
Aujourd’hui, on rebâtit (paraît-il) un pays à coup d’esclaves des temps modernes.
Parmi ces mercenaires industrieux, il n’y a pas que des Américains. On y trouve aussi des Français, attirés comme les autres par l’appât du gain. Et qui ne s’en cachent pas, comme ils ne cachent parfois en rien sur le net leurs déboires et leurs espoirs. L’un d’entre eux commet un blog extrêmement intéressant et passionnant depuis son arrivée sur place. Anonymement, bien que j’ai une petite idée sur sa personnalité que je ne vous révélerai pas, ne tenant aucunement à lui nuire. Dans Bagdad, on a des scènes assez extraordinaires. Il appelle ça "le royaume de l’absurde" : comme ainsi cette scène surréaliste où on le prévient un soir d’un attentat pour le lendemain. Oui, vous avez bien lu : "prévenu". "La nuit dernière, j’allais m’endormir lorsque j’ai reçu un SMS qui disait ’On s’attend à des explosions demain matin très tôt, restez tous dans vos chambres et gardez vos rideaux fermés’. Ensommeillé, je n’ai pas prêté plus attention à cet étrange message. Je n’ai pas été réveillé par une explosion, mais par des tirs à l’arme légère très proches de nous... " L’explication qui survient le lendemain est simple : au "royaume de l’absurde", les faux attentats sont aussi courants que les vrais, et dans ce cas Al-Quaïda a bon dos encore une fois : "Ce n’est que cet après-midi qu’on a eu une explication à cette inhabituelle séquence d’événements. Il semble qu’une milice avait décidé de fermer manu militari un débit d’alcool du quartier très proche du compound. Aussi, afin d’éviter l’intervention de notre défense, la milice (chiite, NDLR !) avait pris la peine de prévenir que le compound n’était pas visé mais que le débit d’alcool serait fermé quoi qu’il arrive..." le "compound" étant l’endroit retranché gardé jour et nuit ou réside notre homme. En résumé, les milices armées font leur loi, à grands coups de tirs meurtriers s’il le faut pour convaincre les indécis. Les fous de Dieu sont parmi les serviteurs de l’armée américaine depuis peu, et détournent semble-t-il sensiblement la notion d’aide aux troupes, selon leur loi archéologique, ou tout comme. A se demander ce qu’ils vont devenir et surtout faire une fois les Américains partis !
Tout le monde, en fait, sait que l’accalmie relative actuelle ne tient que parce qu’un homme l’a décidée : Moqtada al-Sadr, le chef des milices chiites et l’imam de la mosquée de Koufa, qui attend patiemment qu’elles soient toutes armées par les Etats-Unis pour repasser à l’offensive.... comme le dit Bakchich le clairvoyant : "La diminution des attentats à Bagdad repose d’abord sur la trêve décrétée par le leader chiite Moqtada Al Sadr. Les Américains n’y sont pas pour grand-chose..."
Le tableau que dresse Feurat Alani, le correspondant de i-Telé à Bagdad est le même : "A Bagdad chacun est armé. Personne ne sort plus, même pas pour aller au café, qui était pourtant le centre de la vie sociale. La journée est rythmée par les coupures de courant. Il y a à peine trois heures d’électricité à Bagdad par jour. Cela signifie pas de réfrigérateur, par exemple. C’est donc encore pire l’été. Le dernier métier en vogue c’est "vendeur d’ampères". Des gens qui passent dans les rues en vous proposant d’acheter un peu d’électricité. Deux ou trois unités pour tenir le coup". Le constat dressé par Alani est encore pire, et a été dressé je le rappelle le 8 janvier 2007 : selon lui, "l’eau aussi manque. Et le travail bien sûr... Le taux de chômage en Irak a atteint 60 % de la population". Feurat remarque qu’il existe bien des emplois, mais ils ne sont pas sans risques : "Bien sûr on peut devenir militaire ou policier, mais c’est s’exposer à des règlements de comptes sauvages, devenir une cible permanente. J’ai assisté, personnellement à plusieurs assassinats en pleine rue." Bref, au total, à part les deux fonctions citées, les emplois échappent totalement à la population masculine d’Irak. Le désœuvrement les attend, avec ce que cela induit, on le sait, d’instabilité sociale. Au pays du pétrole, on en est souvent réduit à se battre pour un bidon d’essence, qui continue à être rationnée. Et connaissant le surarmement ambiant, se battre signifie... bain de sang obligatoire.
De tout cela, il ressort une impression de pays qui part à vau-l’eau, et que rien ne peut désormais sauver. Les tensions ethniques et religieuses sont telles que les massacres peuvent reprendre à tout instant. Et que les Irakiens ne bénéficient en rien des emplois créés par les occupants, davantage préoccupés par ce qui ressemble chaque jour un peu plus davantage à un pillage organisé. Un pillage qui ne participe même pas indirectement à l’économie américaine, étant donné les détournements de cotisations salariales auxquelles on assiste, un phénomène qui est loin d’être marginal comme on vient de l’indiquer. De l’Irak, il ne restera donc rien après le passage américain. Cela on s’en doutait un petit peu, aujourd’hui, grâce aux quelques-uns qui y résident et qui nous informent on ne peut que dresser un constat sombre de ce qui s’y passe effectivement. A des milliers de kilomètres de là, un futur président américain devra penser à reprendre les rênes du dossier irakien. C’est déjà joué : pas un seul des trois candidats en lice ne sait ce qu’il peut faire véritablement pour y changer quoi que ce soit. Le bourbier vietnamien laisse toujours traîner son ombre, aucune solution claire ne se détache du lot. Bientôt, l’ambassade américaine, ce véritable camp retranché deviendra effective. Un beau symbole d’une occupation ratée et d’un immense gâchis humain et économique.
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