« Gens ordinaires de gauche et de droite, unissez-vous » : le « populisme » de J.-C. Michéa
Ce que Jean-Claude Michéa n'aime pas, avec le clivage « gauche »/« droite » d'aujourd'hui, c'est qu'au lieu d'unir la plupart des victimes du système dans un même camp, qui voudrait que le système devienne plus juste, et serait opposé à ceux qui en profitent exagérément, ce clivage oppose les victimes les unes aux autres, dans deux camps.
Le camp de « la gauche » serait à la fois, prétendument celui qui défend les intérêts des victimes du système et voudrait qu'il devienne plus juste, tout en réunissant ceux qui adhèrent à une certaine idéologie « progressiste ». Et le camp de « la droite » serait à la fois celui qui défend les intérêts de ceux qui profitent exagérément du système et veulent qu'il reste aussi injuste, tout en réunissant ceux qui adhèrent à une certaine idéologie « conservatrice », voire « réactionnaire ». C'est à une critique de ce clivage tel qu'il existe aujourd'hui, que Michéa a consacré son dernier essai, Le complexe d'Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, qu'il a présenté dans une récente interview.
Le problème avec ce clivage, ce serait d'une part, qu'il est tout à fait possible de faire partie des victimes du système, et d'aspirer à ce qu'il devienne plus juste, tout en étant profondément heurté dans sa sensibilité par l'idéologie « progressiste », et sans pour autant avoir une opinion stupide ou immorale. Michéa apprend à son lecteur que c'est déjà ce que constatait George Orwell, qui écrivait en 1937, dans Le quai de Wigan : « Ce qui me frappe, c'est que le socialisme perd du terrain là précisément où il devrait en gagner. Avec tous les atouts dont elle dispose – car tout ventre vide est un argument en sa faveur – l'idée du socialisme est moins largement acceptée qu'il y a une dizaine d'années. L'individu normalement doué de raison ne se contente plus de ne pas être socialiste, il est aujourd'hui activement opposé à cette doctrine. Et cela tient sans doute, avant tout, à des méthodes de propagande aberrantes. Cela signifie que le socialisme, tel qu'on nous le présente aujourd'hui, comporte en lui quelque chose d'intrinsèquement déplaisant, quelque chose qui détourne de lui ceux qui devraient s'unir pour assurer son avènement. »
D'autre part, il est tout à fait possible d'adhérer à une idéologie basée sur une certaine apologie du « progrès », tout en souhaitant que perdure tout ce qui fait aujourd'hui objectivement que le système est injuste et oppressant : Libération et Le Monde, Le nouvel observateur et L'express, les courants dominants du PS, Europe-Écologie et le Modem, les thinck tanks Terra Nova et FondaPol, l'OMC, le FMI et l'Union Européenne, et le MEDEF depuis qu'il est représenté par Laurence Parisot, en seraient les illustrations (aux yeux seulement des « populistes » ?).
Le camp de « la gauche » attirerait à lui beaucoup de victimes du système, mais selon Michéa, il serait dominé par des gens qui veulent que perdure tout ce qui fait que le système est aujourd'hui injuste et oppressant. Le camp de « la droite » serait quant à lui dominé par des gens qui adhèrent souvent aussi à une certaine idéologie du « progrès », ou bien à une idéologie d'extrême droite, et qui veulent aussi que perdurent les fondements structurels de l'injustice et de l'oppression, mais qui auraient l'habileté d'attirer à eux beaucoup d'autres victimes du système, attachées à des valeurs « traditionnelles » ou « conservatrices », et donc repoussées par l'idéologie « progressiste » de « la gauche ». Ainsi la vie politique opposant les leaders de « la gauche » et de « la droite » serait une sinistre comédie par laquelle les victimes du système seraient dépossédées de la parole, opposées les unes aux autres et dépossédées de la possibilité de se réconcilier à leur manière, et dépossédées du pouvoir de rendre le système plus juste.
Pour débloquer la situation, Michéa avance le concept « d'anarchist tory ». En plaisantant, mais avec un certain fond de vérité selon Michéa, Orwell avait qualifié sa propre sensibilité politique par cette expression, qu'on pourrait traduire dans notre époque et notre langue par « socialiste conservateur ». Il faudrait donc selon Michéa, que les socialistes admettent qu'on peut très bien vouloir que le système devienne plus juste, et n'être ni un imbécile ni un être irrespectueux des autres, tout en ayant une certaine sensibilité « conservatrice », un certain attachement à des « valeurs traditionnelles », une certaine hostilité à ce qui est souvent présenté comme un « progrès » « inéluctable ». Le débouché concret d'une telle « évolution des mentalités » socialistes, serait surement, même si Michéa ne le dit pas, que « la gauche » décide de se définir exclusivement comme le camp qui veut rendre le système plus juste, mais qui tolère en son sein à la fois des sensibilités « progressistes » et « conservatrices », en ayant finalement une position synthétique de ces deux sensibilités, les faisant se compléter plutôt que s'opposer.
Pour convaincre les socialistes d'être moins « rigidement » intolérants vis à vis des sensibilités « conservatrices », Michéa mobilise dans son essai beaucoup d'érudition et d'intéressantes réflexions, ainsi donc que quelques concepts originaux. Il revient sur le passé, pour expliquer comment le « mouvement ouvrier », « socialiste », et la bourgeoisie « progressiste » ont longtemps été deux forces séparées, et comment elles ont fusionné au moment de l'affaire Dreyfus, autour de 1900. A travers de nombreuses citations, il montre que de nombreux penseurs « socialistes » n'étaient pas dépourvus d'un certain « conservatisme », à commencer par le jeune Marx, ou bien avaient une attitude tolérante vis à vis d'une telle sensibilité, car elle a toujours été répandue chez les « gens ordinaires » dont ils se voulaient les représentants. Il interroge les liens entre « capitalisme », « progrès », « changement », « conservation », « socialisme », « gauche », « droite », « valeurs traditionnelles », « sentiment d'injustice », etc... Il avance aussi le concept de « common decency », à nouveau issu des écrits d'Orwell : le sens moral des « gens ordinaires », qui pourrait à la fois être la source d'un sentiment « d'injustice » et donc d'une adhésion au « socialisme », tout en pouvant aussi être la source d'une adhésion à des « valeurs traditionnelles ». Pour Michéa, la « common decency » d'Orwell serait assimilable à « l'esprit du don » dont parlent l'anthropologue Marcel Mauss et les sociologues « anti-utilitaristes » : la « triple obligation de donner, recevoir et rendre » qui serait au fondement de la moralité humaine à travers les cultures et les époques. Il cite aussi de nombreux livres pour prolonger la réflexion dans un sens ou dans l'autre.
L'essai de Michéa apporte donc une première structuration, pour une réflexion sur l'évolution souhaitable des clivages politiques dans notre pays. Il est quand même très loin d'épuiser son sujet.
D'abord, le schéma de pensée qu'il propose gagnerait à être généralisé. Le problème de « la gauche » d'aujourd'hui n'est peut être pas simplement d'adhérer de manière « rigide » à une certaine idéologie « progressiste ». Plus généralement, on pourrait peut-être dire que sa manière de penser est trop souvent de se demander comment il serait bon que soient les choses, en se fondant uniquement sur des principes hors-sol, et en oubliant de se demander comment les choses sont possibles concrètement « ici bas ». Si bien qu'elle en viendrait souvent à vouloir au nom de tel ou tel principe hors sol, interdire aux choses d'être de la seule manière dont elles peuvent être concrètement. Ce qui revient finalement à leur interdire d'être. Autrement dit, dans sa conception des idéaux, « la gauche » d'aujourd'hui oublierait trop souvent de tenir compte du monde réel et des gens qui le peuplent, ce qui la conduirait dans une attitude autiste, morbide, culpabilisatrice et intolérante.
Non pas seulement refuser que les gens puissent avoir un certain « conservatisme », ou qu'il arrive parfois que les choses aient vraiment « été mieux avant », mais refuser aussi de tenir compte de la complexité morale et de la cruauté de la situation dans laquelle les hommes ont été placés initialement, et dont ils ne se sont pas encore totalement dégagés. Refuser aux hommes le droit de vouloir préserver leur vie et leur bien être, même quand il leur faut pour cela choisir de mettre des limites à leur altruisme. Refuser que « le Bien » soit une chose qui se construit mais qui n'est pas donnée initialement, refuser donc que les hommes puissent, même quand ils aspirent « au Bien », avoir besoin « qu'on ne les bouscule pas trop », qu'on leur « laisse le temps » d'établir des liens de confiance avec ceux qui les entourent, de dépasser leurs préjugés et leurs peurs, et qu'on leur laisse donc le droit d'avoir au départ, de la méfiance, des préjugés ou des peurs. Refuser aussi parfois, comme un enfant capricieux, que les hommes n'aient pas envie de jouer à l'un ou l'autre de ses jeux de démiurge (comme le personnage du grand dictateur jouant avec un globe terrestre, dans le film de Chaplin), parce qu'ils ne voient pas quel bonheur cela pourrait leur apporter. Refuser peut-être encore certaines lois auxquelles obéit l'affectivité humaine, et transformer par ignorance le monde en un désert affectif, comme un enfant encore qui casse le jouet avec lequel il joue de manière trop imprudente...
Le « tempérament de l'homme ordinaire » ne consisterait donc pas seulement en la « common decency », prenant des formes particulières et arbitraires dans une culture particulière. Ce « tempérament ordinaire » consisterait aussi en une aspiration à préserver sa vie et son bien être, en une conscience des limites de son altruisme dans certaines situations réelles cruelles dans lesquelles on peut être placé, en une certaine tolérance envers sa propre imperfection et faiblesse, et en une certaine conscience de cette imperfection et faiblesse. Et peut-être arrive-t-il aussi parfois à « l'homme ordinaire » d'avoir seulement une aspiration à un bonheur simple, plutôt que des aspirations à la puissance, à la gloire, ou à d'autres choses romantiques.
Un autre prolongement possible à l'essai de Michéa, serait de se demander de quelle manière précise il peut nous conduire à discuter des problèmes concrets sur lesquels s'opposent « la gauche » d'aujourd'hui et les « gens ordinaires » qui votent « à droite » : immigration, héritage culturel de la France, culture nationale, sécurité, autorité, patriotisme, mondialisation économique, etc... Quelles positions concrètes sur ces sujets peuvent faire la synthèse des sensibilités « progressistes » et « conservatrices », sans pour autant tourner le dos à des valeurs importantes, comme le demande un peu finalement, le président de Terra Nova Olivier Ferrand ? Quelles seraient les justifications précises de ces positions ? Ecrire en quelque sorte, une sorte de « bréviaire » du socialiste un tantinet soit peu conservateur, qui puisse lui servir d'arme pour défendre sa volonté face à celle des autres dans les débats démocratiques. En discutant les questions sans forcément leur donner une unique réponse, de manière à ne pas transformer les nouveaux « révérends » de ce socialisme teinté de conservatisme, en une armée de perroquets, chose qui déplairait sûrement à Monsieur Michéa, le prof de philo en lycée.
Au fait, quelle note mérite-t-il pour cet essai ? Allez, 13/20, de bonnes intuitions mais auraient mérité d'être plus approfondies.
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Jean-Claude Michéa sur France Culture le 6 octobre 2011
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