Acédie et déréliction, signes d’une époque merdique ?
L’époque actuelle est très contrastée, angoissante pour les uns ou passionnante pour les autres. Ennuyeuse, étrange, fascinante, ou alors déplaisante ou énigmatique ou enfin, troublante, pour ne pas dire bizarre. Les individus n’entrent pas de la même manière dans les sociétés modernes. Les uns sont des hussards de la réussite et foncent, accumulant conquêtes, succès et capital. D’autres restent en rade. Plus tard, j’essaierai de tracer quelques généralités sur la société en m’efforçant d’être original et de donner à voir autrement, sinon, quel intérêt à enfoncer des portes ouvertes. En attendant, je vous propose de réfléchir sur un texte (légèrement retravaillé) que j’avais écrit en 2004, bien avant d’être rédacteurs sur Agoravox. Je ne sais pas si ce texte vous parle et rend compte du vécu de quelques-uns. Peut-être ai-je conjuré ces penchants que sont la déréliction et l’acédie mais cela ne justifie pas un désintérêt pour les contemporains. Quand je dis époque merdique, cela sous-entend un jugement qui sera loin d’être partagé. Pour tout vous dire, je ne crois plus que l’époque soit si merdique, bien que depuis 10 ans, les choses aient empiré sur certains aspects.
Juste une précision, peut-être d’ordre ontologique. L’acédie renvoie à un état interne, un tonus psychologique, alors que la déréliction est plus d’ordre spirituel, engageant le sens de l’existence et la relation au milieu. L’acédie renvoie au physiologique, la déréliction à la pensée et la représentation. Les deux sont souvent reliés mais peuvent être disjoints. A la manière de Plotin qui aurait vu dans l’acédie le tourment de l’âme et dans la déréliction l’égarement de l’Intellect. Bonne lecture.
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« J’entrevois d’ailleurs la date, plus tellement éloignée, où ce blog n’aura plus le moindre intérêt dans mon esprit. De la même façon, depuis quelques semaines, les livres me tombent des mains : à la différence de Gracq qui avouait, durant ses propres périodes d’acédie (le mot est à la mode journalistique), ne pouvoir lire que quelques pages, choisies, de Rimbaud, les vers d’une violence et d’une beauté inouïes de la Saison en enfer eux aussi me lassent. Dans ce cas-là, après tout de plus en plus répandu dans nos sociétés acédiques » (Stalker, 2004)
Acédie, acédique, voilà des mots dont j’ignorais l’existence. Un moteur de recherche plus loin, je tombe sur ces précisions
« - L'acédie c'est le désinvestissement d'une manière de vivre. Ce n'est pas le désespoir amoureux c'est le deuil de l'investissement lui-même, non de la chose
investie, de l'imaginaire, non de l'image. Relation de "l'acédie" et de "comment vivre ensemble" : historique (le cénobitisme contre l'acédie), moderne (l'acédie moderne : on ne peut investir ni dans la vie avec quelques autres, ni dans la solitude). » (Alain Giffard).
Déréliction, autre notion importante pour comprendre certaines existences dans le monde, qu’il soit moderne, ancien ou post-moderne.
« déréliction : latin derelictio, action de délaisser, se dit en référence au sentiment d'abandon et de solitude de l'être jeté dans le monde étant séparé (Heidegger) ou délaissé par les dieux. Les néologismes réliction et rélictance peuvent exprimer l'attitude consistant à se sentir à l'encontre accompagné, dans l'amitié du monde et du divin, quand le rélicteur désigne l'agent ou celui qui aide à relier, dans le souci de l'encore séparé, tout le temps nécessaire aux transformations par lesquelles le monde ne devient qu'au travers des relations reliant l'individué à son altérité en raison du divin. Car, bien que cette disposition lexicale va à l'encontre du latin relictio, action de laisser (et non plus de délaisser) et relictor, désignant celui qui laisse, qui n'aide pas, qui n'a d'égard pour rien, les termes ainsi formés paraissent plus proches de l'idée de relier, par différence à l'idée de lier (attacher). Rapprochons la déréliction de l'acédie. Du grec classique a-kèdia, il s'agit d'une atonie de l'âme, dont le vague à l'âme et l'abattement sont les prémices. Cette torpeur spirituelle allant avec une perte du sens de la vie, ou une lassitude éprouvée à la suite d'adversités, fait que la personne qui en est spirituellement frappée devient dès lors négligente de tout par suite de son sentiment de n'être plus aimée et de ne servir à rien. » (Jean Alphonse, dictionnaire de métaphysique)
La combinaison de ces trois textes m’interroge. Vivons-nous dans une société acédique ? A première vue, je dirais que l’acédie généralisée ne me semble pas constituer une découverte toute récente puisque le sociologue Alain Ehrenberg publia voici quelques années une série de peintures sociales parmi lesquelles le livre intitulé La fatigue d’être soi. Cela dit, il importe de bien savoir à quoi on a affaire et si quelques distinctions subtiles renvoient à un diagnostic plus précis du fait subjectif, par exemple le témoignage de Stalker, associé à celui de Julien Gracq, et du fait objectif et positif, en l’occurrence le constat effectué par Ehrenberg. Par ce biais, on pourra aussi trouver les causes de ce qui paraît être un vague à l’âme généralisé, une atonie sociale, plus qu’une véritable dépression.
En me référant à ce dictionnaire de métaphysique, le rapprochement entre déréliction et acédie ouvre vers une problématique très claire. Car justement, cette récollection des deux notions montre bien la différence de conjoncture. La déréliction renvoie à un sentiment d’abandon, sentiment du reste compatible avec une authentique réalité humaine, alors que l’acédie porte avant toutes choses sur un phénomène propre à une personne. C’est, en suivant la définition de Giffard, un désinvestissement de l’existence, provoqué par le sujet et non la chose. On n’a plus le désir d’aimer, d’imaginer, sans que l’aimé ou l’image ne soient mis en cause. Ainsi, un Sujet peut être affecté par l’acédie sans qu’il n’y ait une quelconque déréliction du point de vue social. Inversement, l’individualisme contemporain induit l’indifférence et suscite une tendance à la déréliction que bien des individus subissent alors que d’autres résistent et semblent disposer de défenses intérieures contre l’acédie. La résilience passe par de multiples chemins.
Au moment même où j’écrivais ce texte, je me sentais dépossédé pour des raisons X ou Y de l’investissement que je souhaitais accorder à ce thème. Je subissais l’acédie contemporaine depuis des années. Je m’y étais accoutumé. Je résistais avec les moyens du bord. Parler d’acédie contemporaine suppose une démarcation avec la signification classique des Grecs. Même chose pour la déréliction. A l’époque de la mort de Dieu, la déréliction renvoie à un sentiment d’abandon voire à un phénomène de dissociation sociale, autrement dit, le sujet n’a plus confiance dans la solidarité, dans la communauté. Crise de la société. Ce qui se comprend puisque les transactions sont ce qui reste de cohésion sociale. Les sociologues avertis verront dans ce phénomène le résultat d’une société fondée sur la communauté vers celle basée sur les échanges économiques. Mais le communautarisme ou le tribalisme persistent, preuve que la société ne peut évacuer les malaises de l’âme. Les uns prient ou se complaisent dans les émotions d’appartenance, les autres consomment. Les écrans plats et les belles voitures servent de réconfort pour l’âme, de prosac artificiel, offrant le sentiment d’une vie réussie moyennement et mieux que la vie ratée moyennement. C’est d’ailleurs le motif du livre d’Ehrenberg. Les gens sont lassés parce qu’ils n’ont pas réussi car les normes anciennes ont disparu et que les reconnaissances de Dieu, de l’entreprise, de la Nation ou de l’Histoire, ne constituent plus des raisons de s’investir et de se sentir utile. D’où cette fatigue en ces temps où l’on se revendique individualiste mais où l’on paye le prix dans la mesure ou si ça se plante, eh bien c’est de notre faute. Cette idéologie, dont un corollaire est le système de la récompense, tant loué par Sarkozy, sert aux cadres dirigeants, aux élites gouvernantes, au système du profit, pour mieux dominer les individus qui hélas se croient libres. La domination actuelle est psychique, plus que physique.
La version littéraire de ce constat d’insatisfaction de vivre et de solde d’acédie en anomie est illustrée par un roman, Slaap ! écrit par une belge flamande, Annelie Verbeke, qui fit débat autant que Houellebecq, mais cela se passait aux Pays-Bas. Il y est question d’insatisfaits chroniques traînant en ville leur mal de vivre. Même ressort cassé, sans doute consécutif à l’exhibition ou l’ostentation médiatique des gens à succès. Le sentiment (faussé ?) de vivre une vie qui n’a pas de valeur et qui mesurée par la relativité normative, se révèle insignifiante face aux ostentations célèbres. Le spectacle des orgueilleux et des parvenus a triomphé des hommes du ressentiment. Le monde appartient aux castes de la médiacratie. Les gens qui comptent sont célébrés sur les antennes. Ceux qui regardent n’ont plus qu’à admirer ou à vomir leurs ressentiments sur le canapé.
Je ne pense pas qu’on puisse séparer acédie et déréliction. Ce sont deux termes de l’existence sociale qui se font écho car l’acédie renforce la déréliction dans la mesure où celui qui se sent désinvesti se désinvesti des autres, réciproquement, celui qui (et c’était mon cas) sent dans la société une indifférence et un séparatisme social se replie sur son univers restreint et finit par succomber à l’acédie. La solution ne peut venir du social car nous sommes en tant individus advenus les causes, les moyens et pour une part les fins de ce processus et que nous n’avons qu’une alternative, ou bien succomber ou bien lutter. Mais chaque situation est complexe car nos investissements ont des répercussions et des rétroactions psychiques dont nous ne soupçonnons pas les contours exacts, complets et véridiques.
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