Quand la justice règle ses pendules sur l’heure de l’Elysée...
France : L’affaire Borrel, une preuve de l’extrême dépendance politique de l’injustice française et de la persistance structurelle de la déraison d’Etat.
« Indépendance de la justice » ? Voici une preuve (parmi bien d’autres) que la République française ne respecte pas ce principe républicain de simple bon sens... Je comprends la satisfaction (la consolation) de la veuve du juge Borrel : « L’Etat n’est pas contre la vérité ». Enfin... Quels combats menés par elle et d’autres (souvent ignorés par les médias et les politiques) depuis 1995 ! La justice retient enfin la thèse d’un homicide et non plus d’un suicide. Enfin...
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Mais la clef du déverrouillage se trouvait dans le coffre-fort de la « raison d’Etat », donc de la déraison démocratique et de la négation de la justice. Même la chronologie affichée de ce déverrouillage illustre à la fois le primat du « fait du Prince », le caractère monarchique et arbitraire de notre pyramide judiciaire et l’extrême dépendance du pouvoir judiciaire.
C’est quelques heures après avoir reçu (devant les caméras, bien sûr) la veuve Borrel que, subitement, le procureur de la République (du roi) a publié un communiqué qui vaudrait analyse de texte à l’école de la magistrature : « Si la thèse du suicide a pu un temps être privilégiée, les éléments recueillis notamment depuis 2002 militent en faveur d’un acte criminel (...) Les expertises anthropologiques, médico-légales et de police scientifique concluent à l’existence de lésions osseuses sur le crâne et sur l’avant-bras gauche, faites à l’aide d’un objet contondant, et à la découverte de deux produits inflammables de nature distincte versés sur le corps. (....) Bernard Borrel était couché sur le sol lorsque les liquides ont été répandus sur sa personne de manière aléatoire », Comme tout cela est bien dit ; un « suicidé » qui réussit à s’assommer, à s’arroser, et à gratter une allumette...
Comme l’information circule vite : « Depuis 2002 » ! Le temps d’un mandat présidentiel... Comme la justice est rapide ! Douze ans d’enquête, cinq juges d’instruction, des pressions djiboutiennes sur RFI (pour déplacer un journaliste trop curieux), des résultats d’analyses (y compris ADN) non publiés et haussements d’épaules d’hommes de loi sans foi qui prenaient Elisabeth Borrel « pour une folle, aveuglée par son chagrin ».
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Dans ce communiqué, précisent les agences de presse, « le magistrat précise qu’il répond à une demande de la juge d’instruction chargée de l’affaire et ne mentionne pas l’Elysée ». Belle pudeur.
Le procureur ne se prononce évidemment pas sur la piste d’un meurtre commandité par le pouvoir politique de Djibouti, hypothèse soutenue par Mme Borrel. "En l’état, l’instruction vise à compléter ces éléments par des auditions et de nouvelles expertises afin, notamment, d’identifier les auteurs et de connaître leurs mobiles", conclut le communiqué. C’est bien, cela. Djibouti vaut bien qu’on attende encore... Elle est digne et belle, la France d’aujourd’hui.
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Sans regretter le temps où ce « beau et grand pays » déclarait la guerre au peuple pour un coup de chasse-mouche sur un émissaire qui ne remplissait qu’un rôle de facteur, on devrait tout de même ouvrir une vraie enquête sur « les raisons du silence de l’institution judiciaire », pour reprendre la belle litote de Sarkozy...
Sur le site du Quai d’Orsay, on peut lire : « Djibouti accueille la première base militaire française à l’étranger (2 700 hommes). Cette implantation dans une zone stratégique (accès à la mer Rouge et au Golfe persique) constitue un relais pour des opérations de projection et un terrain d’entraînement en conditions arides. La signature, le 3 août 2003, de la convention sur la situation financière et fiscale des Forces françaises de Djibouti (FFDJ) pour une durée de dix ans inscrit dans la durée la présence militaire française à Djibouti. En vertu de cette convention, la France verse chaque année 30 millions d’euros à la République de Djibouti en contrepartie de la présence des FFDJ sur le territoire djiboutien. Plus de 4 000 ressortissants français vivent à Djibouti. » No comment, comme on dit sur Euronews.
Question subsidiaire et bien évidemment stupide : Combien d’"affaires Borrel", c’est-à-dire de dossiers dits « politiques » classés sans suite au mépris des règles les plus élémentaires de la justice, sur « ordre » des grands décideurs de la « déraison d’Etat » et avec la complicité lâche de magistrats prisonniers d’un système qui favorise la soumission à l’arbitraire ?
A ce stade, Chantal Cutajar ne manquerait pas d’évoquer les mille et un dossiers liés aux "affaires politico-financières" et à "l’argent sale". Elle aurait raison. La déraison d’Etat se manifeste surtout de nos jours dans ce secteur de l’économie criminelle. Allô, Eva Joly ? Allô, Denis Robert ? Mais où est donc passé "l’appel de Genève" ? Et qui connaît encore le "manifeste de Strasbourg" ? Aucun rapport avec Djibouti ? Non, mais...
La vraie « ouverture politique » consisterait, non à plagier partiellement, avec perversité, les exhortations (si décriées durant la campagne présidentielle) de Bayrou pour un « gouvernement de rassemblement », mais à reprendre les proposition concrètes du même Bayrou sur l’indépendance de la justice. Puisque c’est le seul qui faisait preuve d’audace et de raison dans ce domaine-là. Un domaine où nos partenaires européens ont de grandes leçons à nous donner, même si la formule de Georges Brown, l’ancien ministre britannique, reste sans doute vraie : "Tous les Etats ont des cadavres dans leurs placards".
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Mais l’image de saint Louis rendant la justice sous son chêne est sans doute trop prégnante dans nos esprits... Même si nous ne sommes que très rarement gouvernés par des saints !
Au fait, si Chirac a étouffé ce dossier que Sarkozy vient de sortir des oubliettes de l’injustice d’Etat, on ne lui demande aucun compte ? Je dois vraiment être resté très naïf....
Daniel RIOT
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