- Le Monde.
- L’optimisme dont M. Prouteau peut se prévaloir sous-estime la détermination d’un homme, le commandant Jean-Michel Beau, celui qui accuse M. Christian Prouteau de lui avoir ordonné de mentir à la justice pour couvrir les irrégularités commises lors de l’arrestation de trois Irlandais à Vincennes, le 28 août 1982. Lutte fratricide, gendarme contre gendarme, démenti contre accusation... Si le résultat du match judiciaire est incertain, la détermination de l’accusateur est totale.
- l y a belle lurette que la " solidarité gendarmique " n’émeut plus guère le commandant Beau. Depuis quatre ans, il combat seul avec un unique but : " Je ne veux pas quitter la gendarmerie sali. " Son histoire est celle d’un homme dont l’univers entier s’effondre. Ses valeurs sont mises à mal, ses préjugés remis en cause. Depuis qu’en 1983, après son inculpation pour subornation de témoins, il a eu le sentiment d’être, au nom d’une mauvaise raison d’Etat, le lampiste d’une affaire dont sortaient indemnes MM. Prouteau et Paul Barril, ce duo de supergendarmes adulés par les médias, M. Beau est entré en dissidence.
- Auparavant, il n’y avait sans doute pas plus gendarme que lui. " Jugulaire, jugulaire ", le doigt sur la couture du pantalon, entièrement fait au moule de l’obéissance et de la solidarité de corps. Fils d’un officier général de l’armée de terre, sorti vice-major de sa promotion à l’Ecole d’officiers de Melun, il était promis à une fort belle carrière. Quelques semaines après les arrestations de Vincennes, il se retrouvait à la tête de la section de recherches de la gendarmerie de Paris, la plus grosse unité de police judiciaire de la gendarmerie nationale.
- Fin 1982 et début 1983, tout à son ambition, il ne marchanda pas son aide à la cellule antiterroriste de l’Elysée qu’animait alors M. Prouteau. C’était l’idylle, non sans arrière-pensées de rivalité avec la police nationale : Prouteau pour la décision politique, Beau pour les opérations de police judiciaire, Barril pour les " coups " sur le terrain, le trio se voyait déjà accumulant les succès dans la lutte antiterroriste. Chef par intérim du GIGN, le capitaine Paul Barril occupait alors un bureau au 2, rue de l’Elysée, dans une annexe du palais présidentiel.
- Mais voilà qu’en 1983 ce bel échafaudage s’effondre. Le commandant Beau reconnait devant le juge d’instruction avoir couvert les fautes de procédure à Vincennes. Il est inculpé, ainsi que son adjoint, le major José Windels. Profondément déprimé, il fait d’abord le gros dos. Son habilitation d’officier de police judiciaire lui est retirée, à lui qui n’aime rien plus que les dédales procéduriers. On l’affecte à l’ex-sécurité militaire, la DPSD, dans un " placard ". Progressivement, il se remet, psychologiquement et moralement, animé par un féroce désir de justice et de vengeance.
- Guérilla judiciaire
- Il revendiquera ses fautes mais il n’assumera pas celles des autres. Commence alors une guérilla judiciaire. Le commandant accable le juge d’instruction, M. Alain Verleene, de demandes d’investigations complémentaires, multiplie les actes interruptifs, lui déverse sa colère en le soupçonnant de vouloir enterrer l’affaire, s’étonne qu’il attende, depuis mars 1984, des réquisitions du parquet pour inculper M. Prouteau, alors que le juge peut, selon lui, prendre seul cette décision.
- Un comité de soutien lui est acquis à Chinon (Indre-et-Loire), où il fut affecté avant Paris. Des dossiers détaillés sont envoyés à la presse. Il mène son enquête parallèle pour retrouver l’informateur du capitaine Barril, M. Bernard Jégat, qui ne se confiera au juge qu’à l’automne 1985. Il assaille les cabinets ministériels de démarches, se brouille avec son avocat, jugé trop timoré, met ses obsessions juridiques au service de sa cause. Pour obtenir, ces jours-ci, sa première victoire. Victoire amère cependant. Entre-temps, M. Beau, promu à l’ancienneté lieutenant-colonel, a tourné le dos à sa vocation : depuis quelques semaines, il s’est reconverti dans " le civil ".
- EDWY PLENEL