Votre article, vos commentaires m’ont émue. Je vous en remercie.
J’ai un certain rejet de Cyrulnik, dont j’ai lu les premiers livres avant de le prendre pour un marchand de soupe faisant commerce de son concept. Ca m’a été un plaisir de lire Tisseron recadrer les choses à la suite de ce que j’ai vécu un gavage médiathique de Cyrulnik.
Je voudrais vous faire un commentaire précis et nuancé, ce qui me demande beaucoup. Je fais partie de ces gens confrontés jeunes et longtemps à des violences massives. On me considère résiliente, et je me vis telle, du reste, j’aime profondément vivre, et je peux goûter de vivre dans des circonstances difficiles.
Je partage bien des choses que vous avez écrites, et je trouve important de préciser que quantité de personnes confrontées aux séquelles d’une enfance traumatique rejettent Cyrulnik, et même violemment. Je pense par exemple aux groupes de « survivants de l’inceste » (Je déteste ce label). Ce rejet est lié, pour ce que je crois en comprendre, à des aspects décrits dans le Tisseron mis en lien. Si on ne s’en sort pas, si on a du mal à vivre, ce serait parce qu’on n’est pas résilient.
Moi-même, je me définirais comme quelqu’un de plus atypique que la moyenne, du fait de la distorsion entre mes zones de force et « ce que je n’ai pas réussi à guérir ». Il y a des choses qu’on ne peut passer sous silence impunément, et en ce sens, témoigner plus personnellement ne me gêne pas, si ça peut apporter ne serait-ce qu’une ouverture à quelqu’un. Quand je parle de « passer sous silence », je veux dire qu’il y a des refoulements tout à fait réels oh combien difficiles à dépasser, et qu’un psy freudien peut abîmer de façon grave un patient qu’il n’entend pas. Si je prends mon exemple, une chose a marqué ma vie de façon indélébile. J’ai grandi (ma famille y était depuis deux ans avant ma naissance) dans un appartement sur un palier en comportant deux. En face, il y avait un vétéran des guerres d’Indochine et d’Algérie très traumatisé qui venait régulièrement taper à notre porte, et dire qu’il allait tous nous tuer. Nous avions peur. Les descentes de flics étaient régulières, mais en terme de soin, de soutien à cet homme et sa famille en difficulté, rien. Nous n’avions le droit de parler à personne. Je me souviens très bien que j’ai parlé à cet homme, et que la petite fille que j’étais a gardé une mémoire sensorielle très précise de cette extrême confusion qu’induit le fait de sentir la souffrance de cet autre que tout le monde rejette, dont j’avais peur, parfois très peur, et par rapport à qui je sentais qu’il y avait une injustice. Je dis bien c’est sensoriel. C’est quelque chose de tellement marqué chez moi que je le reconnais.
Le 6/6/66, j’avais, ce qui n’est pas neutre pour moi 6 ans, 6 mois, 6 jours, il était un peu plus de 16h30, je revenais seule de l’école, et en poussant l’ascenseur, j’ai été prise à la gorge par l’odeur. J’ai eu la peur de ma vie, je me suis dit qu’on allait tous sauter. Il s’était suicidé, la tête dans le four.
J’ai tout oublié du quotidien avant, et un long travail thérapeutique ne m’a pas aidée à retrouver la mémoire refoulée (j’ai très vite eu conscience du danger que fait porter à l’autre une violence non gérée).
Mon analyste freudien, réputé une pointure, m’a littéralement massacrée. J’allais très mal, et la première fois qu’il m’a vue, sa question a été « comment avez-vous tenu ? ».
Mais il ne voulait rien entendre de ce que cette mort avait occasionné en moi, et qui est illustré dans votre article. Je pensais, je crois que cet homme avait besoin d’aide, et je savais qu’il m’aimait bien.
Mon analyste ne cessait de me triturer pour me faire me souvenir du désir qu’enfant j’avais éprouvé pour un père pas franchement désirable. Je n’exagère pas, ça frôlait le harcèlement, sans cesse il remettait le couvert, et quand je voulais partir, il y voyait une résistance. Le médecin familial qui m’avait envoyé à lui m’a garanti qu’il ne trouverait pas son équivalent à Paris.
Lire Alice Miller m’a permis de lui faire un beau bras d’honneur en lui disant qu’il pouvait s’asseoir sur les 6000 francs que je lui devais, et de le remercier pour les années qu’il m’a fait perdre.
J’ai 50 ans, bientôt. Je suis heureuse de ça : plus j’avance en âge, mieux je me connais et mieux je sais m’y prendre avec moi, accepter les côtés raides que cet évènement a inscrit en moi : je ne tolère pas la guerre. Je suis prête à laisser ma peau si je peux faire quelque chose pour influer de sorte que d’une façon ou d’une autre, elles diminuent. Cet article, évidemment ne me laisse pas indifférente :
http://www.alternet.org/story/140828/
Ce que je veux dire c’est que les séquelles sont indéniables, et que tout se joue dans le rapport que l’on établit avec la part de soi qui les contient. Vous lire m’a instantanément mis les larmes aux yeux, alors que je me suis levée joyeuse, et que je vous ai lue après avoir dansé en musique.
Je dois aussi faire avec mes côtés raides, un non négociable plus étendu que d’autres : me taire quand il y a eu Gaza était impossible. J’ai sollicité tous les parlementaires français du Parlement Européen par mel joint que j’ai posté sur mon blog.
Cela étant, j’ai eu besoin d’aller demander à la mairie un acte de décès de cet homme, passés 40 ans, parce que je ne me souvenais que de ma main sur la porte de l’ascenseur, l’odeur, ma terreur, l’urgence de frapper, prévenir ma mère. Rien d’autre ni saison ni année, et personne de ma famille ne se souvenait.
Je vous avais écrit autre chose dont je ne me souviens pas. Je suis abonnée aux copies de post dans le bloc-note parce qu’il n’est pas rare que mes messages ne passent pas. Celui-ci a été perdu, et j’ai oublié ce que je n’avais pas copié.