« Outrage » : retour à la case départ
On avait quitté Kitano il y a six mois avec son passionnant film sur la peinture (Achille et la tortue), en parallèle de son expo ludique à
C’est peu dire qu’on attendait le grand retour de Beat Takeshi aux affaires sérieuses, à savoir aux commandes d’un genre (le film noir de gangsters) avec lequel il a signé quelques-uns de ses meilleurs films : Sonatine, Hana-bi, Brother / Aniki, mon frère. Mais là, avec Outrage, le film n’est malheureusement pas à la hauteur de nos attentes. On reste sur notre faim ; seulement du 2,5 sur 5 pour moi. Pourtant, le film est loin d’être mauvais. Il commence d’ailleurs très bien, avec des va-et-vient énigmatiques, entre intérieur et extérieur, au sein d’une grande propriété glaçante de gangsters en col blanc. La caméra est en travelling latéral, elle file le long de la tête et du corps des acteurs cravatés mais semble toujours revenir au point de départ, c’est-à-dire à la tête opaque cassée de Takeshi Kitano, plus pince-sans-rire que jamais. Le film a quelque chose d’obtus, de buté, qui est séduisant. Tel le plan en plongée venant s’arrêter sur le toit d’une berline noire pour écrire un « Outrage » des plus tonitruants. Il y a chez Kitano un aspect brut de décoffrage, et certaines fulgurances graphiques (dont ce titre s’étalant de tout son long sur une voiture roulant à tombeau ouvert), qui valent le détour, à coup sûr.
Terminer sa course en n’ayant fait au final que du surplace : c’est peut-être d’ailleurs là l’intérêt principal du film. C’est un retour permanent à la case départ. Les jeux de massacre n’aboutissent à rien, si ce n’est à une extermination généralisée des yakuza entre eux : ils évoluent en boucles répétitives, en vase clos, et ils sont tellement mous du bulbe qu’ils répètent ce que font leurs adversaires, avec simplement une surenchère dans la cruauté plus grande. Ils ne pensent pas, ils n’ont pas d’émotion, ils tuent pour l’obtention du pouvoir et ce qui va avec, l’argent. Cet éternel retour à la case départ, c’est, me semble-t-il, ce qui fait la spécificité d’Outrage. D’ailleurs, le film finit là-dessus, et on retrouve alors toute l’ironie mordante et désespérée de Kitano : un homme de main, en exterminant son entourage gênant, finit par prendre la place du grand manitou qu’il servait. Devenu… calife à la place du calife, tel un gamin adepte de la mimesis, il prend exactement la même apparence (un survêtement de jogging blanc) et les mêmes poses (d’ennui profond). Ce qui en dit long sur le degré zéro de l’imagination de ces hommes-là, se contentant de répéter ce que font leurs prédécesseurs même si le système politico-financier dans lequel ils baignent est pourri jusqu’à la moelle. Ne rien changer pour que rien ne bouge et ainsi permettre à leur commerce crapoteux de suivre son cours. On apprécie Kitano lorsqu’il décrit un Japon contemporain acculturé, asphyxié et paralysé par un capitalisme ultra-sauvage prêt à tout, dont une alliance entre politiciens, flics et yakuza, pour asseoir son pouvoir alimenté par un système de cooptation et de népotisme. Cf le chapitre Sacré Japon !, de Kitano par Kitano (éd. Grasset, 2010), dans lequel l’artiste nippon décrit un Japon actuel dirigé par le gouvernement officiel puis par le… souterrain, à savoir par les gangs de yakuza qui s’infiltrent partout tout en étant très discrets : les yakuza ne sont pas tous des malfrats armés de flingues, ils pénètrent « proprement » les milieux de la finance et de la politique via les sociétés-écrans qui pullulent au pays du Soleil Levant. C’est clairement montré dans Outrage avec des yakuza qui se servent de l’immunité parlementaire d’un ambassadeur africain pour faire prospérer leurs affaires : l’industrie des jeux d’argent et du sexe.
D’autre part, toujours en vue de signaler les points positifs du film, on saura gré à Kitano de ne pas rendre les gangsters plus intéressants qu’ils ne le sont. Ce cinéaste japonais ne cultive pas du tout ici la fibre romanesque et romantique exploitée (avec maestria) par Coppola dans sa saga du Parrain pour décrire les mafieux italiens. Dans Outrage, ce sont de grands gosses sans cervelle, passant leur temps à se traiter d’abrutis, à se torturer et à se flinguer. Dans l’ultra-violence, c’est peu dire que Kitano s’en donne à cœur joie : charcutage d’une mâchoire à la roulette dentaire, découpage d’une phalange au cutter ou au surin, destruction d’un visage au cutter, à la baguette japonaise et tutti quanti. Est-on pour autant dans Saw ou dans une énième tarantinade ? Pas vraiment car, dans Outrage, et on retrouve cela chez David Cronenberg, il ne s’agit pas d’une violence déréalisée, passée par l’imagerie distancée de
Nonobstant ces quelques qualités, Outrage déçoit. Au nom de la sacro-sainte politique des auteurs (défendre chaque opus d’une œuvre parce qu’elle s’inscrit dans un grand tout), on pourrait le défendre ardemment. Mais il ne le mérite pas. Autant Kitano soigne certaines scènes (le début et le finale), autant certains passages semblent bâclés. Certes, Kitano auteur a le mérite d’écrire son propre scénario mais c’est peut-être là que le bât blesse. Certains des épisodes relatés n’ont qu’un faible intérêt narratif. On se met alors à rêver du temps où des pointures comme Ford, Hawks ou Huston s’appuyaient sur des scénaristes hollywoodiens chevronnés. C’est semble-t-il ce qui manque le plus à Outrage : une charpente scénaristique solide évitant tics, répétitions et complaisances. Au fond, Outrage, pour ceux qui connaissent bien Kitano, donne l’impression d’assister au spectacle d’un magicien dont on connaîtrait tous les tours. A l’avenir, Kitano aurait peut-être intérêt à moins filmer et à s’entourer d’une équipe scénaristique qui tempère ses poses « auteuristes ». Dernier point, une scène selon moi est ratée : lorsqu’Otomo/Kitano vient tuer un chef de gang dans un sauna. Il y a les tatouages sur les corps nus, la dureté du métal, et pourtant aucune intensité dramatique ne passe. On est alors à mille lieues de l’inquiétante étrangeté de la scène du hammam dans Les Promesses de l’ombre (2007) de Cronenberg. Celui-ci, et c’est ce qui fait sa grandeur, pense à soigner toutes les scènes de chacun de ses opus. Kitano, lui, par moments, semble être un touriste dans son propre cinéma et cela me paraît quelque peu gênant.
* En salles depuis le 24 novembre 2010.
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