Mourir bêtement si près du but ?
Ah, les héros, ils ne meurent jamais vraiment. Ou, quand ils meurent, parfois c’est dans des circonstances tellement troubles qu’ils laissent indéfiniment la porte ouverte à toutes les élucubrations : pas vraiment morts, seulement "disparus" on espère toujours les revoir un jour ou découvrir leur odyssée jusqu’au bout. En aviation, dans le genre, nous avons Steve Fossett, évaporé le 3 septembre 2007 en plein désert du Nevada, la belle Amelia Erhardt, dont on cherche vainement la tombe depuis des années dans la région de l’Océanie, près de Howland Island... ou Charles Nungesser, le héros de la guerre 14-18, l’homme qui siglait toutes ses machines, avions comme voitures de sport d’un énigmatique logo, réunissant tête de mort, cercueil, chandelier et tibias. Nungesser était de la trempe de ses "fous furieux placides" des débuts de l’aviation : à terre, ils vivaient à cent à l’heure (à bord de voitures de courses !), faisaient les quatre cents coups, une fois dans l’avion ils étaient d’un calme olympien, l’œil aux aguets, comme René Fonck, à l’acuité visuelle extraordinaire, capable de transpercer une deuxième fois une pièce de 25 sous à 20 m. Quand il descendait un ennemi, c’était au pistolet, et d’une seule balle, pas besoin de mitrailleuse.
Des tireurs d’élite munis d’ailes en toile, de véritables casse-cous qui s’amusaient à voler, et à qui la guerre donnait la possibilité d’exprimer leurs talents d’aviateurs et de cascadeurs : Jean Navarre, qui en pleine guerre, chassait lui l’outarde, à bord de son Nieuport, ou forçait des officiers anglais à plonger dans la boue en volant en rase-mottes. Ou l’exploit insensé de Charles Godefroy, qui le 7 août 1919, passait sous l’Arc de Triomphe à bord de son Bébé Nieuport, démontrant en même temps son incroyable virtuosité et la condition déplorable des héros volants de 14-18, délaissés par le public et les possibles employeurs civils. L’avion faisait 8,22 m d’envergure et l’Arc de Triomphe 14,60 m, de large en son milieu, et notre écervelé fonçait dedans à plus de 150 km/h ! (L’exploit sera réédité en octobre 81 par Alain Marchand et en août 91 par un inconnu pilotant un avion Mudry Cap B-10 volé à l’aéroclub de Lognes). Fonck, tenté par le même exploit, se contentant de défiler à pied comme porte-drapeau des aviateurs, le 14 juillet 1919 au même endroit. Selon Godefroy, c’est parce que l’aviation avait été sous-représentée lors de ce fameux défilé qu’il avait concocté son exploit.
Une fois démobilisés ou quand ils ne sont pas trop blessés pour voler à nouveau, ils s’ennuient ferme en effet, nos héros, et rêvent tous de nouveaux exploits. L’Aéropostale va en capter quelques-uns, et pas des moindres comme Guillaumet, trop jeune pour la grande guerre, mais pas pour franchir 193 fois d’affilée la Cordillère des Andes et de faire 12 traversées de l’Atlantique Nord en 1938 et 1939. Ce qui les tente tous, c’est de laisser leur nom dans l’Histoire et, pour ça, il n’y a qu’un seul moyen : battre un record aérien. Celui de la traversée de l’Atlantique Paris-New York, ou l’inverse, est le plus prisé : personne ne l’a fait auparavant. Le 23 septembre 1926, René Fonck associé à deux autres casse-cous s’envole à bord d’un lourd trimoteur Sikorsky S-35... pour tenter de gagner le prix Orteig de 25 000 dollars récompensant le premier à réussir la traversée. L’avion de 8,4 tonnes qui a coûté 100 000 dollars à l’avionneur américain d’origine russe perd trop tôt son train d’atterrissage amovible et s’écrase, blessant grièvement Fonck et son copilote, et tuant le mécano préféré de Sikorsky. Cela met fin quelque temps aux espoirs français de traverser l’Atlantique, chose que réalise l’année suivante un jeunot déjà bien aguerri sur un appareil monomoteur improbable, extrapolé d’un simple avion postal (le N2), Charles Lindbergh. Après 33 h 30 d’un vol exténuant sans visibilité directe, il se pose au Bourget, en ayant décollé de Long Island, aux Etats-Unis.
Un exploit que d’autres avaient également tenté. A peine 12 jours auparavant, le 8 mai, Charles Nungesser, accompagné de François Coli, borgne passé de l’infanterie à l’aviation, et auteur d’un record de traversée de la Méditerranée, étaient montés à bord de leur Levasseur PL-8, un biplan bourré d’essence sur toute la longueur du fuselage, répartie en trois gros réservoirs d’aluminium. L’engin fait comme envergure... la dimension exacte du passage sous l’Arc de Triomphe, pèse deux tonnes à vide et cinq tonnes réservoirs pleins, et il est propulsé par un moteur Lorraine de 450 ch au profil très particulier (3 rangées de 4 cylindres en V). L’avion s’envole sans encombre, et quitte la France au niveau d’Etretat, accompagné par quelques avions suiveurs. On ne les reverra jamais.
La disparition de l’Oiseau Blanc a été l’objet de beaucoup d’articles de presse, car des témoignages affirmaient dès 1927 avoir vu ou entendu passer un avion aux alentours de Saint-Pierre et Miquelon, dans un faisceau horaire compatible avec le vol de Nungesser et Coli. Saint-Pierre atteint, la route suivante pour atterrir à New York, ou plutôt amerrir dans sa rade, c’est le Maine, où là également des bruits d’avion ont été entendus. Dès 1980, deux Américains, Gunnar Hansen et Richard E. Gillespie, se mettent en tête de rechercher l’épave dans les forêts denses de l’Etat au nord de la capitale. Là encore, ce sont des témoignages de personnes ayant entendu un avion voler qui sert de base aux recherches. L’un d’entre eux, assez farfelu, évoque même le son d’un crash aérien. On compte alors sur le radium des voyants du tableau de bord pour être les signaux perceptibles de cet éventuel crash : menu d’un compteur geiger, des dizaines de bénévoles arpentent alors le secteur indiqué. Hélas, les recherches qui dureront jusque 1987 ne donneront rien excepté un article du New York Times. Des recherches qui reprendront néanmoins en 1992, toujours sans succès. Un téléfilm de 1999, Restless Spirits, évoquera de façon fort romancée (avec des fantômes !) l’histoire du crash possible de l’Oiseau Blanc dans l’Etat du Maine... En 1974 déjà, des témoignages de bûcherons ayant vu leur compagnie ramasser en pleine forêt une large pièce de métal qui pourrait être un moteur de 12 cylindres était déjà apparus : un bloc d’aluminium ressemblant peut-être au Lorraine-Dietrich W12 équipant le Levasseur, un bloc à l’allure fort reconnaissable. L’avion étant en majeure partie entoilé, ce devrait être la seule pièce imposante à se manifester aujourd’hui dans cette épave... biodégradable. On en reste là pendant des années : des recherches ont bien été menées, mais elles n’ont rien donné de tangible.
Et puis, soudain, une autre théorie resurgit. Elle est l’œuvre d’un pilote nantais, Bernard Decré, également créateur du Tour de France à la voile et pilote de Catalina à ses heures, qui reprend des témoignages entendus dès le jour de la disparition, et ajoute une forte touche de rocambolesque à l’histoire. Selon lui, en effet, l’avion aurait été... abattu par des contrebandiers de la prohibition, liés à Al Capone, au large de Saint-Pierre et Miquelon où croisaient il est vrai à cette époque leurs bateaux. L’hypothèse, de prime abord, paraît farfelue. Et pourtant. A Saint-Pierre et Miquelon, Al Capone a effectivement mis la main sur les docks, cachant ses bouteilles de whisky dans les tonneaux surmontés de quelques poissons bien odorants. Il trafique à l’aide de "runabouts", des bateaux à moteur à grande vitesse pour distancer ceux de la police, comme le font aujourd’hui certains contrebandiers de tabac ou de drogue italiens. Régulièrement présent dans l’île, il arrose copieusement les autorités de billets verts... et laisse même dans un bâtiment officiel un étrange tableau, retrouvé récemment à la représentation de Saint-Pierre et Miquelon. On y voit un Oiseau Blanc amerrir, mais en train de sombrer, les deux pilotes juchés sur les ailes. Le tableau, redécouvert récemment, est signé J. Thievent, artiste totalement inconnu au bataillon. Plus encore peut-être que le témoignage auditif d’un autochtone, cette représentation de ce qui a pu arriver intrigue. On n’en sait pas davantage, pas plus que l’âge exact du tableau, qui peut fort bien se révéler être un faux complet. Ni pourquoi l’avion aurait pu être mitraillé, ni ce que seraient devenus les deux aviateurs, reproduits vivants sur le tableau. Mais Decré s’accroche, à la façon du découvreur de la ville de Troie, Heinrich Schliemann, qui avait rêvé enfant de découvrir un jour les vestiges de la ville mythique et qui avait fini par la trouver ! (Espérons qu’il ne commettra pas les erreurs de l’archéologue allemand). Decré, lui, a réussi on ne sait comment, à convaincre la Marine nationale de dépêcher sur place un patrouilleur, le Fulmar. Un ancien chalutier à perches reconverti pour la Marine et basé à Saint-Pierre, muni d’un magnétomètre pour détecter les masses métalliques reposant par une cinquantaine de mètres de fond. Il va commencer dans les jours à venir à quadriller le secteur, et rechercher ce fameux moteur ou d’autres vestiges de l’avion de Nungesser. Tout ce que l’on sait, c’est que beaucoup de gens, à Saint-Pierre, ont avoué avoir entendu passer un avion ce matin-là tous à la même heure (à 9 h 30). Parmi les témoignages, celui d’un capitaine de destroyer canadien, Le Devoir, et celui de Lechevallier, un pêcheur ayant entendu lui l’arrivée d’un avion et un bruit de crash marin (mais aucune mitrailette !), le tout en pleine purée de pois comme c’est le cas souvent dans le secteur. L’avion se serait trop approché des flots, son cockpit ouvert n’étant en rien efficace en cas de brouillard, et l’appareil étant démuni totalement de radio, jugée trop... lourde, n’aurait en aucun cas pu communiquer sa position. Sans même la présence des sbires d’Al Capone, on aurait eu un crash classique lié aux conditions météorologiques détestables (on avait pourtant bien déconseillé à Nungesser de partir, mais cette bourrique n’écoutant jamais les conseils...).
Dans toute cette frénésie à vouloir à tout prix retrouver les vestiges de l’Oiseau Blanc, réside un aspect règlement de comptes, vis-à-vis d’un Charles Lindbergh qui en a crispé plus d’un avec ses prises de position politiques nazifiantes ou son incroyable double vie allemande. Ayant débarqué au Bourget 12 jours à peine après la disparition de Nungesser et Coli, et alors que certains croient encore pouvoir retrouver vivants les deux aviateurs, son exploit n’enthousiasme pas tout le monde, malgré ce qu’on peut distinguer des films de l’époque, tout à sa gloire. Découvrir les restes de l’avion de Nungesser, c’est prouver que Lindbergh n’était pas le premier à avoir réussi la traversée de l’océan. Cela peut paraître gênant. D’autant plus que Lindbergh n’a pas été le premier véritablement à traverser l’Atlantique : un gros bombardier de guerre, un Vickers Vimy à peine aménagé, piloté par John Alcock et Arthur Whitten Brown, tous deux anciens prisonniers de guerre, parti de Terre-Neuve, avait réussi à rejoindre Clifden (près de Galway, en Irlande donc), en partant de Saint-John’s, à Terre-Neuve, et ce, dès 1919. Les deux hommes, qui avaient fini en cheval de bois le nez dans un marécage, n’ont jamais eu la gloire qu’ils auraient pu espérer, à part être anoblis par George V : ils auraient pu pousser jusque la Bretagne que ç’eût été la prouesse tant attendue. Mais joindre par les airs deux îles ne fait pas un exploit, semble-t-il. De la relativité de l’exploit en aviation...
Nungesser et Coli, plus de 80 ans après les faits, peuvent toujours espérer effacer Lindbergh des tablettes. L’Histoire dira peut-être bientôt si les journaux français qui avaient titré "Ils ont réussi" avaient eu finalement raison ou non. Pour ceux qui voudraient en ce cas saluer l’exploit, ils peuvent toujours se rendre au Musée de l’Air, à Paris, au Bourget, et se recueillir devant un bout de ferraille à deux roues : Nungesser et Coli, juste après leur décollage, avaient largué leur train d’atterrissage jugé trop lourd et trop encombrant pour amerrir comme prévu en baie de New York (l’avion étant prévu ainsi dès le départ comme étant aussi un hydravion). A ce jour, c’est tout ce qu’il reste de nos deux héros. A moins que...
A noter que le magazine le Fana de l’Aviation a commencé ce mois-ci un long article sur Nungesser ("Le hussard de la mort"), et que l’on devrait avoir le second volet à propos de l’Oiseau Blanc début juillet donc, à scruter chez votre kiosquier. A noter aussi que le 3 septembre 1930, Costes et Bellonte avaient redonné des couleurs à l’aviation française en atterrissant à New York à bord de leur Breguet XIX "Point d’Interrogation". C’est la station radio de Saint-Pierre et Miquelon, qui, ironie du sort, avait annoncé leur passage avant leur arrivée new-yorkaise. Nungesser et Coli étaient alors en quelque sorte... vengés.
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