Sa première tournée
L’Ankou n’était pas au rendez-vous …
Cette histoire vraie ne pouvait se passer qu’en Bretagne, à deux pas de la baie de Crozon, à Dinéault. Nous sommes dans un siècle qui précède l’invention de l’automobile. En 1896 les chemins sont creux, surtout dans cet Armorique bosselé et vallonné. Dans ce moulin au bord de la petite rivière le Garvan, à l’écart du village, à l’extrémité d’une paroisse rurale de cultivateurs et d’éleveurs qui tirent une maigre pitance d’une terre encore trop acide avant l’arrivée de la chaux, un enfant vient au monde le 28 novembre.
Nous sommes au cœur de l’hiver dans un petit coin de terre battu par le vent de l’Océan. La neige est venue se mêler au décor, donnant une blancheur laiteuse à toute la campagne. Le petit est frêle, ses parents s’inquiètent de sa santé. Il ne faudrait pas que l’Ankou vienne le réclamer avant que monsieur le curé lui est accordé le passeport pour l’éternité.
Dès que c’est possible on emmaillote le gamin. Sa mère, tout juste remise de ses couches est prête au voyage, la famille se prépare à affronter le blizzard. Le père : Jean-Louis, prépare le char à banc et la vieille jument. Toute la troupe s’en va accomplir le devoir de tout bon chrétien, baptiser le chérubin afin qu’il entre dans la grande communauté de l’église. Le recteur a été prévenu de leur arrivée, les nouvelles vont vite à travers les landes et les fougères.
La famille se met en route. Le froid cingle les visages, le petit est soigneusement protégé, bien à l’abri dans les bras de sa mère, pas trop gaillarde malgré tout et qu’un tel voyage épuise encore plus. Le voyage aller se passe pourtant sans encombre, la carriole se joue des ornières et des congères, la vieille Percheronne connait le trajet par le cœur, souvent elle a dû le faire sans le moindre secours de son cocher …
La cérémonie a lieu, l’enfant est désormais sous la protection du très haut. Il en aura grandement besoin car la suite de l’épopée s’annonce délicate. C’est maintenant la tournée de la parentèle et du voisinage qui commence. Chacun veut admirer le nouveau venu et surtout, dans un souci louable, lever son verre à sa santé. À chaque étape, le même rituel ; en dépit d’un froid glacial, sur le char à bancs, les joues rosissent et l’humeur se fait de plus en plus joyeuse.
Les arrêts sont nombreux, à en perdre sans doute la tête. Le vin a coulé à flot, qu’importe que ce soit une horrible piquette. C’est la tête toute retournée que la famille arrive enfin au moulin. On se secoue pour que tombent les derniers flocons, on rallume le feu dans la cheminée quand soudain, le cri de la mère retentit dans la maisonnée : « OÙ EST JOSEPH... ! »
Dans l’euphorie des visites, la griserie de la célébration, l’enfant a échappé à la vigilance des adultes qui avaient sans doute l’esprit ailleurs. Le père attelle de nouveau la jument, il fait demi tour, revient sur les pas de cette folle équipée. Là-bas, dans le lointain, dans le creux d’un fossé, quelques vagissements se font entendre. Il s’approche, le cœur battant, le gamin est là, encore en vie, miraculeusement oublié par l’Ankou, qui n’a pas su saisir sa chance.
Le gamin va grandir, pas trop cependant. Il restera un petit homme frêle, à la grande résistance. Il ne sera pas fermier, son entrée dans l’existence l’ayant durablement marqué. Il se fera facteur dans son pays natal. Ces routes qui avaient failli le tuer, il va les parcourir à bicyclette toute sa vie durant. Il aura le mollet solide, les pentes sont rudes, le vent souvent présent, de quoi vous maintenir en bonne santé en dépit des petits verres offerts de ci de là sur le chemin.
Joseph s’en portera le mieux du monde et c’est un siècle plus tard qu’il honorera son rendez-vous avec l’Ankou, au terme d’une vie pleine, heureuse, faite naturellement de joies et de peines. Quand le passeur est venu le quérir, c’était un soir de neige et de vent. Le vieil homme avait le sourire aux lèvres, il pouvait s’en aller, il avait hérité de cent années de « rab ». La mort avait été négligente, maintenant, il était temps de partir pour ce paradis qui avait failli lui coûter la vie.
Facteurement sien.
C’est son petit fils qui m’a confié ce récit, un soir de grand vent, après une promenade nocturne sur le Menez Hom. Il faisait nuit, la canicule était depuis quelque temps dernière nous et tout en écoutant Jean Christophe, un frisson me parcourut le dos. L’Ankou n’aime guère qu’on se joue de lui.
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