Si l’euro explose, ce sera à la suite de défauts souverains tels qu’ils
entraîneront immédiatement un effondrement bancaire – à moins que celui-ci ne
se produise tout seul, par pure et simple anticipation des premiers. Dans tous
les cas, le coeur de l’affaire sera une fois de plus le système bancaire et
l’impossibilité de le laisser aller à la ruine sans autre forme de procès –
proposition dont il faut sans cesse redire qu’elle n’est pas équivalente à « le
remettre sur les rails et le faire repartir pour un tour » ; j’en profite donc
pour ajouter qu’après m’avoir fait longtemps très peur, la perspective de cet
effondrement m’est presque devenue agréable, car l’occasion serait enfin créée
d’abord de nationaliser intégralement le secteur bancaire par saisie pure et
simple, puis de le faire muter sous l’espèce d’un « système socialisé du crédit
». Si donc nous nous plaçons dans l’hypothèse de l’effondrement bancaire, la
question est de savoir quelle est, en l’absence des États, eux-mêmes ruinés,
l’institution capable d’organiser le redressement financier des banques pour
leur faire reprendre leur activité de fourniture de crédit. Dans cette
configuration, il n’en reste plus qu’une : la banque centrale européenne. Elle
ne devrait pas seulement leur assurer un soutien de liquidité (ce qui est déjà
le cas) mais les débarrasser de leurs actifs dévalorisés et les recapitaliser,
et enfin garantir les dépôts et les épargnes. Inutile de dire qu’à l’échelle du
secteur bancaire entier, c’est une opération de création monétaire massive à
laquelle il faudra consentir. La BCE y est-elle prête ? Sous influence
allemande, il est à craindre que non. Or l’urgence extrême de restaurer dans
leur intégrité les encaisses monétaires du public et de rétablir le
fonctionnement du système des paiements appellera une action dans la journée !
C’est dire que les longues tergiversations pour « parler à nos amis allemands »
ou renégocier un traité auront depuis belle lurette disparu de la liste des
solutions pertinentes. Face à ce qu’il faut bien identifier comme des enjeux
vitaux pour le corps social, un État, confronté au non-vouloir de la BCE,
prendrait immédiatement la décision de réarmer sa propre banque centrale
nationale pour lui faire émettre de la monnaie en quantité suffisante et
reconstituer au plus vite un bout de système bancaire en situation d’opérer.
Observant alors au coeur de la zone une ou des source(s) de création monétaire
hors de contrôle, c’est-à-dire une génération d’euros impurs, susceptible de
corrompre les euros purs dont la BCE a seule le privilège d’émission,
l’Allemagne, cour constitutionnelle de Karlsruhe en tête, décréterait
immédiatement l’impossibilité de rester dans une telle « union » monétaire
devenue anarchique et la quitterait sur le champ, probablement pour refaire un
bloc avec quelques suiveurs triés sur le volet (Autriche, Pays-Bas, Finlande,
Luxembourg). Quant aux autres nations, elles auront alors à choisir entre
reconstituer un bloc alternatif ou bien retourner chacune à son propre destin
monétaire, la France quant à elle tâchant de faire des pieds et des mains pour
embarquer avec l’Allemagne, sans être le moins du monde assurée d’être acceptée
à bord.
Frédéric Lordon.
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