J’en lis beaucoup ici qui réfutent d’un ton méprisant l’idée que « personne ne parle l’espéranto », mais j’ai eu beau m’user les yeux, je n’ai lu aucune donnée chiffrée. Par curiosité, j’ai cherché, eh bien ce n’est pas difficile à trouver, rien que sur Wikipedia, on trouve « entre 100 000 et 2 millions » de locuteurs. L’association « Lille-Villeneuve espéranto » fournit des chiffres plus impressionnants, « de 2 à 10 millions », ne craignant pas de préciser que « certains avancent 15 millions », en tout cas, c’est « plusieurs millions ». Plus modeste, la « Fédération espéranto Nord » annonce « plus d’un million ». Dans tous les cas, la source d’information la plus fiable sur le sujet semble être « le livre Guiness des records », qui assène un bon 6 millions du haut de son autorité incontestable en matière de linguistique. Que de monde en effet ! Bon, il faut quand même s’entendre sur ce que c’est qu’un esperantiste. S’agit-il de quelqu’un qui converse au moins une fois par semaine en espéranto ? Ou bien quelqu’un qui s’y est intéressé quelques semaines il y a vingt ans avant de se mettre à la muscu ou au macramé ?
Allez, supposons avec quelque optimisme qu’il y ait sur Terre 2 millions d’esperantistes capables de réellement s’entendre dans cette langue. Deux millions, ça fait en du monde. Il y a de quoi remplir les Champs-Elysées de l’Etoile à l’Obelisque (pas trop serrés). Par comparaison, l’Alsacien (la langue régionale alsacienne) est pratiquée par un million d’individus environ, ce qui est du même ordre de grandeur. La principale différence entre l’alsacien et l’espéranto, c’est que si jamais je me promène du côté de Strasbourg et qu’il me vient l’idée de demander mon chemin en alsacien, c’est bien le diable si au bout de quatre ou cinq essais, je ne tombe pas sur un indigène capable de comprendre ce que je baragouine. Maintenant, supposons que je me fasse parachuter dans un pays dont j’ignore la langue et que j’utilise l’espéranto à ce pour quoi il a été conçu, c’est à dire communiquer avec des étrangers, il risque de se passer un bon moment avant que je déniche un esperantiste. Pour être précis, à supposer que je me poste à un carrefour très fréquenté et que j’aborde un aborigène toutes les cinq secondes, il faudra en moyenne 3000 essais pour trouver mon bonheur, soit un peu plus de quatre heures. Evidemment, au bout d’une demi-heure, tout individu normalement constitué laisse tomber et s’écrie : « Mais Benichou avait raison, personne ne parle espéranto ! ». A l’instant de cette révélation mystique, vous aurez alors croisé quelques aveugles (37 millions selon l’OMS) et pas mal de sourds (70 millions), ce qui nous invite à penser qu’il est 35 fois plus efficace d’apprendre la langue des signes que l’espéranto.
C’est tout de même étrange de voir comme on défend une langue internationale commune avec d’autant plus de vigueur que dans les faits, il en existe déjà une : l’anglais. Il faudrait quand même voir à se réveiller et à regarder en face les réalités du monde. J’ai un peu voyagé, et sans pouvoir me vanter d’être parfaitement bilingue, j’ai toujours réussi à me faire comprendre d’un hôtelier, d’un taxi ou d’un douanier en utilisant les rudiments de langue rosbive héritées de mes lointaines années de lycée. Ah oui, mais l’anglais, c’est la langue des anglo-saxons ! Pouah ! Parler anglais, c’est se vendre à la culture américaine, quelle horreur !
Alors en premier lieu, il faudra m’expliquer en quoi une langue est automatiquement porteuse des valeurs de la civilisation qui l’a inventée. Les Africains anglophones sont-ils culturellement plus proches de leurs voisins francophones ou de leurs anciens colonisateurs ? L’anglais est la langue commune de fait de l’Union Indienne, en quoi les Indiens sont-ils des anglo-saxons ? N’avez-vous pas noté quelques différences entre le comportement des Brésiliens et celui des Portugais ? Le préjugé selon lequel la pensée est modelée par la langue est fort répandu en France car les intellectuels locaux ont en mémoire le nivellement des cultures régionales par l’Education Nationale, en oubliant cependant que l’imposition du parisien comme langue unique (et non comme langue commune) n’a été que l’un des nombreux aspects de cette normalisation.
Et accessoirement, quand bien même ces fariboles recèleraient une part de vérité, il faudrait encore m’expliquer quelles ignominies ont bien pu perpétrer les anglo-saxons pour qu’on leur reproche leur mal-civilisation au point de s’en garder comme de la grippe aviaire. Ils ont inventé la démocratie parlementaire ? Ils ont lancé la révolution industrielle ? Ils respectent la liberté d’expression et la présomption d’innocence ? Ils aiment le sport et le travail en équipe ? Ils sont respectueux des lois ? Ils font passer le commerce avant la politique ? Ils nous ont délivré des boches en 45 ?
Ah les barbares !
En tout cas, une chose est certaine, c’est que parmi les promoteur émus de l’espéranto et qui ont des enfants, je doute qu’il y en ai beaucoup qui, à l’entrée au collège, dispensent leur progéniture de cours d’anglais. Parce que les grandes idées, c’est bien joli, mais quand même, les études des gosses, c’est sérieux.
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