Dans mon commentaire antérieur http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/l-europe-ne-mute-pas-elle-s-12690, j’avais délaissé le terme « mutation » qui était central dans votre précédent article et qui est remis au premier plan dans celui-ci. Sans doute parce que la définition que j’accorde à ce terme relève de la biologie (Grand Robert : « Modification brusque et permanente de caractères héréditaires, due à une lésion de la molécule d’ADN qui constitue le gène. ») et, qu’outre le fait qu’une mutation est rarement bénéfique pour un organisme vivant, le mot en lui-même n’est qu’un cache-sexe bien commode utilisé par les adeptes de la religion du progrès pour expliquer les mécanismes de l’évolution des espèces(*) (qui dans une large mesure restent opaques et incompris). Or, je penche plutôt pour l’affirmation de Leibnitz, « Natura non facit saltum. ». Ce qui est vrai pour un organisme vivant l’est aussi pour un organisme social également sujet à des interactions complexes. Je ne vois dans le terme « mutation » qu’un mot-creux, purement conjuratoire (comme ces cérémonies et autres processions de temps révolus qui n’avaient d’autre visée que d’éloigner l’ombre de l’épidémie des cités anciennes mais qui échouaient inéluctablement à repousser la pestilence).
Dans une logique systémique, un système clos est bouclé sur lui-même, entravé par ses propres redondances. Tout le monde rêve d’un changement inespéré qui rebattrait les cartes, renouvellerait le cosmos, ferait basculer l’ordre ancien ; en ce moment, l’on parle beaucoup sur la toile de « fin du monde » (http://www.lachainedelafindumondebysyfy.fr/) et d’aucuns sont allés jusqu’à en fixer la date comme s’il leur tardait de voir se matérialiser un écroulement attendu impatiemment depuis des générations. (« Et les disciples vinrent en particulier lui poser cette question : Dis-nous, quand cela arrivera-t-il, et quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde ? » Évangile de Matthieu). Mais toutes les promesses de Parousie sont restées lettre-morte. Aussi est-il clair qu’une mutation est impossible puisque c’est le chaos qui prévaudra à terme si l’on veut bien raisonner en dimensions planétaires (on en perçoit les prémices dans la situation actuelle au Proche/Moyen-Orient) : l’ouverture de certaines barrières – chute de l’URSS, mondialisation du commerce, prévalence du modèle libéral dans la pensée économique, nouveaux moyens de communication et montée en puissance des systèmes experts et de la robotique – a simplement provoqué une accélération létale (en faisant croître l’entropie donc le déséquilibre). Peut-être, faudrait-il penser la société globalisée comme un « système dissipatif » à l’instabilité croissante (et peut-être chercher du côté de Feigenbaum, par exemple, quels modèles projectifs mathématiques élaborer pour en appréhender le destin). Le scientifique n’aura de cesse de chercher les clefs et croira parfois avoir trouvé quelque grande explication, l’équation ultime permettant d’anticiper les événements du futur lointain, mais toujours la réalité ultime lui échappera :
Ainsi, lorsque L. Nottale, J. Chaline, P. Grou ont cru identifier les lois d’échelle universelles qui gouvernent peut-être l’évolution de la Vie, de l’économie ou du Cosmos, ils ont également repéré un « nœud » supposé sur lequel l’Humanité (sans disparaître) va butter entre 2015 et 2080. Mais cela ressemble davantage, à mon humble avis, à une prophétie auto réalisatrice (il est facile d’affirmer qu’un navire qui prend de la gîte risque de couler) qu’à une véritable étincelle de génie.
La péroraison qui clôt votre article me laisse profondément sceptique ; « Je prophétise la jonction entre la philosophie, la religion et la science … ». À l’heure où nous parlons, la Philosophie est une discipline désormais achevée qui a définitivement accompli son tour : passée des Grecs antiques, à l’Italie, la France, la Hollande et l’Angleterre de la Renaissance et du XVIIe siècle, elle a fini par jeter ses derniers feux en Germanie (le cas des Lumières en France montre déjà combien le terme de « Philosophes » pouvait être devenu ambigu et galvaudé) : si la Philosophie est essentiellement liée à une logique langagière, à une rhétorique parfaitement dominée, à l’esprit d’une langue dont le locuteur maîtrise les moindres nuances, on comprend que dans notre époque décatie, ses charmes se soient considérablement étiolés…
(Voir par exemple cette analyse d’un film-culte que tout le monde devrait avoir vu http://www.scriptoblog.com/index.php?option=com_content&view=article&id=751:idiocracy-mike-judge&catid=72:cinema&Itemid=55 car il se révèle prémonitoire à plus d’un titre [et je ne parle pas du fait que l’infirmière qui reçoit le héros aux urgences se sert de Windows 8 Modern Ui pour faire un pré-diagnostic et que les USA sont dirigés par un président… noir])
Aucun schéma neuf à l’horizon, nul concept qui pourrait fournir de nouvelle clefs, éclairer notre lanterne ; rien qu’un discours, certes roboratif, mais dont seuls peuvent s’alimenter les rares sages qui ont survécu au désastre intellectuel ambiant et à la déliquescence des cerveaux. La version édulcorée et affadie de la Philosophie diffusée par les pseudos intellectuels médiatiques de l’Hexagone relève de la télé-réalité plus que du désir d’instruire les masses. Bruit ambiant sans consistance, sans queue ni tête.
Si la Philosophie a passé la main à la Science, lui abandonnant son héritage, c’est qu’elle n’en fut jamais dissociée. Des disciplines intermédiaires, anthropologie et sociologie, ont ramassé son flambeau et poursuivent le chemin ouvert en d’autres temps. La Religion, quant à elle, cette autre explication du monde, épouvantail creux aux oripeaux dévorés par les mites, illusion à laquelle se raccrochent les esprits faibles qui n’ont pas eu le courage de réfléchir fermement à la condition humaine, garde encore son immense pouvoir de discorde et de nuisance dans un monde traversé de fractures qui résultent du poids conjugué des mentalités archaïques. Apparue autour des feux de camps qui éclairaient les nuits des hommes primitifs, elle constituait alors un corpus rassurant de croyances mythiques qui servait à justifier l’existence du monde et des êtres. Encore, en ce temps-là, permettait-elle de conserver un lien animiste avec le monde naturel et de diviniser chaque bribe de l’environnement des premières tribus, donc d’en préserver les ressources. Mais l’abomination du monothéisme prit corps lorsque les hommes, passés du rang de chasseurs-cueilleurs à celui d’agriculteurs, se rassemblèrent dans des cités : chaque enceinte close de murailles se revendiqua d’une divinité éponyme et tutélaire ; outre le fait que la Religion était devenue un système d’asservissement social au service d’une élite, elle fut aussi le berceau d’une identification identitaire qui engendra des guerres entre cités rivales : des peuples qui se considéraient de manière univoque comme une race supérieure, protégés par une divinité puissante, s’entrebattaient, exterminant les rivaux malchanceux ou leur imposant leur propre culte. Beaucoup plus tard, et à plus grande échelle, cela donna les Croisades, les Guerres de Religion (où les différents partis rivalisaient en fanatisme), l’extermination des Aztèques et la conversion des survivants. L’inanité des Religions terriennes apparaît clairement à quiconque se pose la question de savoir à quelle religion adhèrent les myriades de civilisations qui peuplent les myriades de Galaxies de notre Univers : sûrement à aucune de celles qui sont familières aux primates qui peuplent cette planète… Comment peut-on être Persan ? dirait Montesquieu, suggérant de déplacer son point de vue afin de ne pas rester prisonniers de l’illusion. Enfin, le dernier élément cité, la Science, laisse de marbre : peut-on encore lui faire confiance et lui attribuer toutes les vertus dans la mesure où ses réussites indubitables ont été mise au profit de d’une finance prédatrice, des complexes militaro-industriels, de la conquête destructrice du vivant ? Au sein même de cette institution s’exercent des conflits d’intérêt : champs de luttes intestines et de pouvoir, parfaitement modélisés par Bourdieu en son temps, et qui produisent des effets pervers. Dans ce milieu, l’innovation véritable est vue d’un œil mauvais car elle pourrait remettre en question la suprématie des mandarins en place ; les projets les plus pharaoniques y sont privilégiés afin d’assurer des rentes prolongées aux nombreux intervenants, trop contents d’avoir trouvé une niche assurée au sein de cette foire d’empoigne d’où sont exclus les moins arrivistes et les moins prédateurs. Outre que le monde des scientifiques obéit aux mêmes règles que celui des Babouins hamadryas, cette science piétine misérablement
L’Univers physique reste une profonde énigme dont l’Homme n’a fait qu’égratigner le vernis.
Aussi, en conclusion, peut-on dire que l’espoir est vain. Les sociétés sont étroitement dépendantes de lois mathématiques http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_de_la_vie qui régissent leur évolution systémique. La Terre est identique à une boîte de Pétri dans laquelle s’est développé un parasite ; lorsque se trouvera épuisée la gélose nutritive qui a produit son développement, il sera temps de parler d’autre chose…
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Note (*) : Cette prétendue évolution positive des organismes a servi d’alibi pour que la technoscience s’arroge le droit de bricoler le vivant sous prétexte qu’une manipulation des gênes est forcément porteuse d’une amélioration et constitue un progrès.
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