Le sondage, on ne peut pas lui faire dire tout à fait n’importe quoi. Il faut un peu le trafiquer, ou tout au moins lui tordre un peu le bras. Voici deux manières, en partant de la question simple : « Etes-vous favorable à la rediscussion des régimes spéciaux ? (O/N) »
1- Poser la question adéquate : tout d’abord, on va tortiller la question de façon à tomber sur la réponse qu’on veut. Je prends un exemple, on veut obtenir la réponse « je suis favorable à la rediscussion des régimes spéciaux », je ne vais surtout pas poser d’emblée la question « Etes-vous favorable à la rediscussion des régimes spéciaux ? », je risque un médiocre 50/50, ou pire, une majorité de « non ». Je vais donc « emballer » la question avec un adjuvant qui va infléchir la réponse.
Je peux faire appel à une personnalité fortement impopulaire. « M. Le Pen (ou Hitler, ou Ben Laden) a déclaré qu’il était fermement opposé à la disparition des régimes spéciaux, qu’il qualifie de ’dernier bastion de la Nation Blanche face aux hordes immigrées’. Etes-vous vous-même favorable à la rediscussion des régimes spéciaux ? » Gagné, on va avoir 20% oui, 80% non, à tous les coups.
Je peux aussi lier la question à une autre. Je pose une question préalable sur par exemple l’immigration (ou mieux, la fraude à la Sécu ou aux ASSEDIC, ça braque mieux les gens), et j’enfile à la suite les régimes spéciaux : j’aurais une réponse influencée par le contenu de la première question. Par exemple : « trouvez-vous qu’il y a trop d’immigrés en France ? Trouvez-vous qu’ils coûtent rop cher à la Sécurité Sociale ? » Et zou, « Etes-vous favorable à la rediscussion des régimes spéciaux ? » ; l’idée que la Sécu est plus ou moins en difficulté s’est implantée, les gens auront plus tendance à penser que les régimes spéciaux coûtent cher, et c’est gagné.
Je peux aussi poser la qestion sous une forme alambiquée, qui appelle une réponse donnée « Ne trouvez-vous pas que les régimes spéciaux, doivent être abolis ? »... On a du mal à dire « non ».
2- Poser des questions adéquates à des gens adéquats. Par exemple, pour les régimes spéciaux, faire une enquête chez les abonnés du Figaro. Ou pour la détaxation des plus-values, chez les abonnés de la Tribune. Ce ne sont pas tout à fait des sondages sur des « échantillons représentatifs de la société française », mais on appellera ça un sondage, et on n’y verra que du feu. Dans cette catégorie, je rangerai bien le fumeux institut OpinionWay qui clame quasi mensuellement dans le Figaro, 20 Minutes et autres media bien placés, la furieuse approbation du gouvernement et de notre Maître « par les Français ».
J’en profite pour dire au passage que les sondages d’Agoravox ne sont pas des sondages, vu que la population n’est pas sélectionnée activement. Mais on peut utiliser cyniquement le même système pour obtenir une réponse « voulue » : posons la question « Etes-vous favorable à la rediscussion des régimes spéciaux ? » sous forme de pseudo-sondage sur le site... hmm, voyons... tiens, le site du MEDEF, par exemple. Vous imaginez le résultat.
3- Ne jamais oublier que si personne n’y comprend rien, il faut surtout choisir des relais d’information qui s’y connaissent encore moins. Faire commenter tel ou tel « sondage » par un présentateur vedette qui ne sait pas additionner 2 et 2. Lancer le « dernier sondage » dont tout le monde parle, dans une émission à scandale genre chez Ardisson, ou chez Fogiel, ou pourquoi pas chez Stéphane Bern (« hin hiin hiiin »).
Vou spouvez leur mâcher le boulot en économisant sur leur temps de cerveau disponible. Préparez un dossier au fond bien trash, mais sous une forme très clean (très « Institut »). Exemple : vous avez obtenu finalement, malgré tous vos efforts, un score un peu médiocre de 57% « contre » les régimes spéciaux. Annoncez sur la page de garde : « un sondage de [date] montre que plus d’un Français sur deux... », euh.... Allez, allez, pas la peine de se tâter, allez-y franchement : « ...plus d’un Français sur deux rejette les régimes spéciaux », voilà c’est mieux.
Et puis d’ailleurs, pourquoi jouer petit bras ? 57%, c’est presque 66%, lâchez-vous : bing, « près de deux Français sur trois refusent l’idée même de régime spécial ». Il y aura bien un imbécile qui en fera ses choux gras aux Grosses Têtes.
L’essentiel est que les medias reprennent vaguement le chiffre, mais surtout la conclusion que vous aurez préparée.
Ne faites pas dans la dentelle, c’est de la propagande. Vous avez posé la question « Etes-vous favorable à la rediscussion des régimes spéciaux ? », et vous avez obtenu 55% de « oui » ? Concluez carrément « Une forte majorité des Français veut qu’on fasse disparaître les régimes spéciaux », personne ne vous en voudra. Ajoutez quelques commentaires sociologisants sur l’évolution des moeurs, dites avec surprise, que la société française est visiblement plus moderne qu’on en croirait, et tout le monde voudra être « moderne ».
Et voilà comment on nous crétinise. Allez, à vos tablettes, je veux un sondage bien présenté, dans trois jours, montrant que plus d’un Français sur deux est prêt à sacrifier la retraite de son voisin pour qu’on lui foute la paix.
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