Antilles-métropole, même combat ?
La grande mobilisation du 19 mars pour la défense de l’emploi et la justice sociale s’est, pour une part, placée dans les traces de la grève générale des Antilles contre la vie chère, conférant une légitimité accrue à cette dernière.
Néanmoins, ce serait faire preuve d’une cécité dangereuse que de faire semblant de ne pas voir tout ce que le mouvement antillais a d’inquiétant.
Même si, j’en convient volontiers, je suis bien loin de faire partie des mieux informés sur le sujet.
Point de départ de ma réflexion, une courte mais néanmoins très riche interview de Victorin Lurel, député PS de Guadeloupe et Président du Conseil général de l’île, donnée à l’hebdomadaire Marianne (n°616 du 7 au 13 février 2009).
Je me permets de la recopier in extenso.
"Marianne : Comment le mouvement est-il passé de revendications sur le pouvoir d’achat à des revendications indépendantistes ?
Victorin Lurel : En Guadeloupe, l’économie n’est plus régulée. Tout y est deux fois plus cher qu’en métropole, alors que les salaires sont très bas. La crise économique s’ajoute désormais à la fragilité ethnologique. La société est commandée par des monopoles dont les rentes scandalisent les manifestants, tout comme les marges astronomiques de l’import-export. Quand les décideurs de l’île se sont réunis, on a vu que c’est une ethno-classe blanche et européenne qui tient tout en Guadeloupe. La République doit cesser de se voiler la face et lutter contre les discriminations.
Marianne : Les indépendantistes n’auraient donc pas tort ?
Victorin Lurel : Ils essaient d’obtenir par la rue ce qu’ils n’ont pas obtenus par les urnes. Comme eux, je pense qu’une modification du statut institutionnel de l’île doit être opérée. Mais les Guadeloupéens l’ont dit en 2003 : ils veulent rester Français. Les positions radicales des élites indépendantistes effraient les gens, même si leur constat est juste. "
Derrière la lutte sociale, la lutte raciale ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en définissant "une ethno-classe blanche et européenne", M Lurel ethnicise des rapports sociaux, et légitime le glissement d’un discours social vers un discours racial.
Sans faire de procès d’intention, il serait surprenant que ce discours ambigu ait été tenu par hasard et puisse se résumer à un simple dérapage (que personne n’a relevé d’ailleurs) : même dévaluée, la parole d’un élu, surtout en période de crise et d’échauffement des esprits, a un impact considérable. Dans le cas présent, il cautionne un discours aux relents racistes mal dissimulés : de l’ethnique au racisme, la distance n’est pas bien grande, et de "l’ethno-classe blanche et européenne", on passe vite à "dehors les Blancs".
C’est à peine forcer la comparaison que de trouver des situations similaires dans l’actualité internationale.
Ainsi du Zimbabwe, où "une ethno-classe blanche et européenne" accaparait les terres agricoles, vestige du temps de la colonisation puis de l’apartheid. Au pouvoir depuis 1980, Robert Mugabe diligenta, par milices interposées, des occupation de terres, violentes, qui poussèrent à l’exil ces Blancs d’Afrique qui n’ont jamais connu l’Europe.
Il y a quelques années, certains se sont installés au Mozambique voisin, sinistré par des années de guerre civile. Le gouvernement accepta cette arrivée, en prenant bien garde de limiter la proportion des terres contrôlée par les nouveaux venus.
Il est en effet plus que légitime d’éviter que la propriété soit concentrée entre les mains de quelques uns, qui se singularisent par leur couleur de peau. Dans les Antilles, pourquoi la loi ne permettrait pas de casser les monopoles indus qui prospèrent sur l’insularité ?
Quant au Zimbabwe, il est devenu le jouet d’un vieillard pathétique, qui organise des simulacres d’élections, et ne trouve plus que la xénophobie pour se maintenir en place.
Puissent les Antilles éviter ce destin. Mais une fois que la machine à exclure est enclenchée, malheureusement, on ne sait jamais qui sera le prochain bouc émissaire. D’autant que, le passé étant par définition passé, le procès en esclavagisme est utilisable à volonté.
Certains hommes politiques, en surfant sur l’indignation facile, ont donc fait le choix d’ajouter de l’huile sur le feu, mais j’y reviendrai.
En arrière-plan, un indépendantisme frustré
Deuxième aspect de cette interview, la demande d’un changement de statut institutionnel pour la Guadeloupe, qui revient en force avec la grève contre la vie chère.
Au premier abord, on est bien curieux de savoir quel est le rapport entre les deux revendications.
On remarque aussi au passage que, pour M Lurel, "les Antillais ont clairement exprimé leur volonté de rester Français en 2003"…
Rappelons qu’à l’époque, il ne s’agissait pas, apparemment, d’être pour ou contre l’indépendance, mais de choisir ou non un statut plus autonome pour les îles des Antilles. Il n’empêche que, comme pour la Corse, quelques esprits chagrins s’inquiétaient de ces évolutions statutaires en terres travaillées par l’indépendantisme, ce à quoi il leur était répondu que ces changements ne changerait rien.
N’en déplaise aux décentralisateurs, plus de 5 ans après, il s’avère que la question de l’indépendance était bien sous-jacente…Il est donc tentant de faire le parallèle avec la Corse.
Comme en Corse, un ethnicisme aux relents racistes (d’abord envers les rapatriés d’Algérie dans les années 60, puis envers "les Français" tout court et "les allogènes" [comprendre "les maghrébins", relativement nombreux sur l’île]) s’exprime (presque) officiellement. À travers par exemple la revendication d’une "préférence" corse ou antillaise dans la Fonction publique ou les sociétés de service public comme la SNCM.
Comme en Corse, la sensibilité nationaliste est portée par des mouvements politiques, mais aussi syndicaux, à l’instar du Syndicat des travailleurs Corses, en pointe dans la demande d’une "préférence corse" à l’embauche.
Il est d’ailleurs normal qu’une revendication nationaliste se manifeste dans tous les secteurs de la société, sans se cantonner au politique, puisqu’elle a la prétention de rassembler tout un peuple.
La France, cependant, jouit d’un "privilège" bien particulier.
Au contraire de ses voisins européens (future ex-Belgique, Italie, Espagne, ex-Yougoslavie) où ce sont les régions riches qui jouent la carte du "nationalisme du porte-monnaie" en refusant de payer pour les régions plus pauvres, en France, ce sont les nationalistes qui, conscient que l’indépendance immédiate conduirait à la ruine, demandent toujours plus d’aides, de subventions, d’exonérations diverses, bref toujours plus d’assistance de la métropole ("donnez nous des sous et fermez là").
C’est bien cette tragi-comédie qui se joue dans les Antilles.
La vie chère sera réglée par une augmentation des salaires, non pas par une lutte contre les monopoles, laquelle augmentation sera, bien entendu, largement subventionnée par les pouvoirs publics. Cela dit, la multiplication des aides peut conduire à lasser…le restant des contribuables.
Tragédie tout de même car un mort est à déplorer, le syndicaliste Jacques Pino, abattu à un barrage. Comédie, car, d’après les premiers éléments de l’enquête, il aurait été abattu par un émeutier croyant faire feu sur…des policiers en civil !
C’est ainsi que ce qui aurait pu être un scénario parfait (lancer une grève générale permet de "tenir" l’île, et d’obtenir un climat propice aux dérapages, qui appelleront un cycle "provocation-répression") se termine par une pantalonnade. La passivité du gouvernement y fut pour beaucoup.
Une classe politique rarement à la hauteur…quand elle n’envenime pas les choses
On a pu le constater, la réaction de l’exécutif n’a guère été à la hauteur. Nicolas Sarkozy, qui, d’habitude, communique sur tout et n’importe quoi, s’est tout bonnement tu pendant…plus de deux semaines, et a réservé à RFO, qui n’est pas un média de masse en métropole, la primeur de ses déclarations. Le seul contre-feu "malin" utilisé, fut celui de… l’évolution statutaire, lancé pour diviser le mouvement et provoquer un réflexe de lassitude dans la métropole. Fort opportunément, le Figaro publia un sondage révélant qu’une courte majorité de Français ne serait pas hostile à l’indépendance des Antilles. 51 %, finalement, c’est peu, après trois semaines de grève générale et une avalanche de revendications à caractère ethnique…
Et du côté de l’opposition, que s’est-il passé ?
On a vu la réaction de Victorin Lurel, qui se plaçait, à la mi-février, dans le sillage des revendications indépendantistes et légitimait le discours ethnique ambiant. Force est de constater qu’à la suite de la mort du syndicaliste, M Lurel a semblé se détacher de ce discours en appelant, le 18 février, ses collègues élus à "ne pas se placer à la remorque d’un mouvement pour une parcelle de gloire", et en dénonçant les "irresponsables" (syndicaux, comme patronaux) qui ne changent pas de discours bien qu’un homme soit mort. (interview donnée sur Radio Caraïbes international). Des regrets bienvenus, mais un peu tardifs, d’autant qu’il ne fut pas le dernier à être "à la remorque" du mouvement…
Certains, en métropole, n’ont toutefois pas eu cette décence.
C’est le cas de Malek Boutih, qui, le même jour, a trouvé "choquant" que les forces de l’ordre soient composées "à presque 100% de blancs"(émission Question d’Info, LCP-France Info-AFP).
Manière comme une autre de légitimer les violences en évoquant une situation néo-coloniale.
Lorsque Georges Frêche avait souligné qu’il y avait "trop de noirs dans l’équipe de France", le tollé fut général. On se demande bien pourquoi, lorsque la remarque est faite dans l’autre sens, la condamnation n’est pas aussi unanime. Encore un argument pour ceux qui se plaisent à démontrer que seul le racisme des uns est condamné, quand celui des autres est banalisé. Ce que Monsieur Boutih, en tant qu’ancien responsable d’SOS Racisme, peut difficilement ignorer…
Drapée dans sa singularité magnifique, Ségolène Royal, qui s’est rendue aux obsèques de Jacques Pino, a appelé à la sortie à "se souvenir de la Révolution française". Compte tenu des scories ethnicistes véhiculées par ce mouvement, son caractère progressiste est tout sauf évident.
Dans une certaine mauvaise foi, Vincent Peillon a estimé sur Europe 1 le 1er mars que "le gouvernement peut être tenu pour responsable de la mort du syndicaliste". Manque de chance. C’était avant que les premiers résultats de l’enquête indiquent que cette "bavure" était le fait d’un émeutier qui voulait "se faire" des policiers.
L’ineffable Olivier Besançenot, quelques jours après s’être "inquiété des mouvements xénophobes suscités par la crise, notamment en Angleterre"[1] n’a rien trouvé à redire au slogan "la Guadeloupe est à nous, pas à eux" lancé par les manifestants.
On peut enfin terminer par François Bayrou qui, invité par RTL le samedi 21 février[2], s’est trouvé à disserter sur les vertus d’une reconnaissance d’un "peuple antillais", mais aussi basque, catalan, béarnais etc…"Si eux s’y mettent, pourquoi pas moi", semblait-il vouloir dire…
"Préférence martiniquaise", "ethno-classe blanche et européenne", "trop de blancs dans la police", furent des expressions maintes fois utilisées durant ce conflit.
La banalisation de ce langage, autrefois réservé au Front National, indique la réceptivité d’une partie des politiques pour un discours autrefois réservé à l’extrême droite. Y compris chez d’anciens anti-racistes patentés.
On peut légitimement s’inquiéter de cette évolution, surtout quand on sait que, pour avoir été la première à tenir ces propos, l’extrême droite a constamment été maintenue en lisière du cercle de la respectabilité. Le décalage avec la situation présente n’en est que plus impressionnant.
Il est à craindre que cela ne légitime l’expression de tensions raciales larvées parmi la population, comme cela se fait parfois sans fard chez nos voisins européens.
Les politiques irresponsables, qui ont participé à cette évolution, en porteront une lourde responsabilité.
[1] Allusion aux grèves provoquées par la décision de certains sous-traitants de Total, dans le nord-est de l’Angleterre, de faire venir travailler sur place des ouvriers italiens et portugais. Il est surprenant de voir le chef de file du Nouveau Parti anticapitaliste dénoncer la xénophobie des ouvriers anglais menacés de chômage, en faisant l’impasse sur le dumping social que révèle cette pratique. Voir pour cela toujours Marianne n° 616, p 50-51.
[2] Emission "Le Journal inattendu", en direct du Salon de l’agriculture
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