Comment réagir à l’escalade des prises de position sur les caricatures ?
L’affaire des caricatures touche maintenant Montréal. Comment réagir à la crise à Montréal ? La question déchire les musulmans montréalais, qui ne s’entendent pas sur l’opportunité de manifester leur colère contre les caricatures danoises.
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Lu dans La Presse, sous la plume d’Agnès Gruda :
« Manifester ou pas ?
C’est Saïd Jaziri, imam de la mosquée Al Qods, à l’Est de Montréal, qui a eu
l’idée d’organiser une manifestation pacifique ce week-end.
Joint au téléphone hier, il a expliqué que c’est sous la pression des membres
de sa communauté qu’il a pris l’initiative d’une action publique. « Les gens
sont choqués, il y a beaucoup de critiques dans ma communauté, entre autres
parce que Le Devoir et Radio-Canada ont montré certaines des caricatures. Les
gens veulent sortir, je dois calmer ma communauté », dit-il. Il assure que la
manifestation sera pacifique et permettra aux participants de lancer un double
non : non à la violence, mais aussi non à l’insulte, « à l’atteinte au coeur des
gens ».
Mais Salam Elmenyawi, président du Conseil des musulmans de Montréal, craint
plutôt les risques de dérapage.
« Beaucoup de gens nous ont contactés pour organiser une réaction, mais nous
avons décidé de résister à ces appels. C’est un sujet trop chargé
émotionnellement. Comment contrôler qui sera là ? », se demande cet imam
montréalais, qui craint les gestes de provocation.
Le président du Conseil musulman canadien, Mohamed Elmasry, joint par La Presse
en Ontario, partage cette attitude de prudence. « Il y a beaucoup d’émotions
dans l’air. Nous déconseillons aux gens de manifester. Il y a beaucoup d’autres
manières d’exprimer leur mécontentement », a-t-il dit.
Que faire d’autre ? Il suggère aux personnes indignées par le geste du journal
danois d’écrire à Ottawa, ou encore de protester directement auprès du journal
qui, le premier, a eu l’idée de publier les douze caricatures. »
Qu’en est-il à l’Université du Québec, à Montréal ?
Nous avons fait un très beau débat hier avec mes 52
étudiants canadiens et étrangers dans ma classe sur « L’État du Monde ». Ces
jeunes apprivoisent la différence culturelle et l’interculturalité dans le
cadre d’une classe de transition. Je peux vous dire que ce fut un moment passionnant,
avec la plus grande des libertés de parole pour chaque étudiant, ainsi que la
possibilité de mettre en pratique un espace démocratique sans heurt mais avec
une grande sincérité.
La veille, les étudiants canadiens avaient exprimé un
non, cri de désespoir pour ne pas voir la violence envahir Montréal. Dans la
classe de transition, ce fut presque à l’unanimité que les étudiants ont rejeté
toute idée de violence. Rien ne justifie les débordements actuels. Une jeune
fille voilée est sortie de classe, car elle avait justifié les débordements et
s’était vue contredire par les autres. Mais jamais aucune agression verbale. Un
simple : « Je ne suis pas d’accord » ? et un consensus pour dire que Montréal est
un havre de paix que les étudiants apprécient et ne veulent pas voir changer.
J’ai voulu les faire réfléchir sur la portée de l’Internet
et sur la nécessité de penser notre village global différemment, en tenant compte
des concepts de simultanéité et d’ubiquité. Nous avons parlé des valeurs
suprêmes de l’Occident face à celles des cultures plus religieuses. Comment
concilier les valeurs de la liberté d’expression avec celles de la religion ?
Un étudiant de la République du Congo a parlé de liberté
d’insulter, un autre, originaire de l’ex-Yougoslavie, a fait remarquer combien
les mondes s’affrontent comme des jeunes dans une cour d’école, et que cette
escalade, bien que pleine de conséquences tragiques, semble ridicule ! Un
Canadien anglophone se sent très concerné par les insultes, il a dit qu’il le
ressentait fortement mais que rien ne justifie les débordements de violence
extrême. Les jeunes du Liban et du Maroc ne voulaient pas de cette
manifestation, de jeunes Canadiens francophones de l’Ontario avouaient être
déstabilisés par les réactions agressives, et une jeune fille disait que les
médias créent la paranoïa et que les gens ici commencent à avoir peur. Les
étudiants étrangers ont dit qu’ils n’avaient pas à avoir peur, qu’ils
respecteraient les règles de pacifisme du Québec et du Canada, même s’ils
étaient habitués, dans leur pays d’origine, à devoir faire valoir leurs points de
vue par la violence, malheureusement, ajoutent-ils.
Je peux vous assurer que l’échange a été magnifique car il
suit un autre cours sur la mondialisation à visage humain dans lequel Aïda
Kamar était intervenue la semaine précédente. Nous avions entamé le plus beau
des dialogues entre Blancs et Noirs, Européens et Américains, Africains et
Québécois, dialogue digne d’une réelle volonté d’humanisme à l’échelle de notre
communauté de classe, dans une université québécoise qui commence à s’ouvrir à
l’Autre.
Cette expérience inouïe devrait pouvoir avoir lieu ailleurs que dans mes
classes, à la condition que l’École joue son rôle et puisse expliquer les
changements et autres mutations de notre monde avec les mots justes et en
respectant les valeurs de chacun. Il nous faut comprendre les Autres pour ne
pas les insulter, mais il faut aussi communiquer les nôtres avec dignité.
Dans la crise actuelle, plusieurs voix s’élèvent, comme, dans
le journal Le Monde, celle de Rachid Amirou, le 8 février dans Le simplisme
comme prophétie, qui renvoie dos à dos les extrémistes qui condensent la
pensée en la réduisant à l’extrême : « La véritable caricature a consisté à
agresser la complexité, l’intelligence et la nuance qui doivent guider toute
oeuvre de pensée. En cela, ces caricatures renvoient à une vulgarité de pensée ;
cette misère intellectuelle ne peut en aucun cas se draper de l’habit de la
"liberté d’expression". Le simplisme, maladie infantile du
néoconservatisme comme de l’islamisme, tel est le véritable fléau du siècle. ».
Dès le 7, le politologue François Burgat animait un débat
passionnant, qu’il commençait par ces mots : « Peut-être faut-il préciser
la notion de "caricature". Une chose est de représenter par l’image
le prophète des musulmans et d’enfreindre supposément ainsi un précepte, qui
s’applique aux adeptes de la religion musulmane et à eux seuls ; une autre est
de donner de ce symbole d’une communauté religieuse une représentation
humoristique ou irrévérencieuse. Une troisième est de publier une
représentation clairement stigmatisante, voire criminalisante, ce qui était
bien le cas pour l’assimilation "Mahomet = terrorisme". »
Celle par Olivier Roy le 8 février dans Caricatures :
géopolitique de l’indignation, met en avant la plus grande implication de
l’Europe dans les conflits au Moyen-Orient : « Loin d’être neutre ou absente,
l’Europe, depuis trois ans, a pris une posture beaucoup plus visible et
interventionniste au Moyen-Orient, tout en se rapprochant des Etats-Unis.
Contrairement à ce qui se passait il y a trois ans, Washington souhaite
désormais une plus grande présence européenne, surtout dans la perspective d’un
retrait progressif d’Irak. Cette plus grande exposition de l’Europe entraîne
donc des tensions avec une coalition hétéroclite de régimes et de mouvements,
qui ont alors pris en otage les musulmans européens. »
Enfin, celle de d’Henri Tincq, le 10, dans Mahomet
: le choc des ignorances, nous donne à lire que l’Affaire Rushdie se reproduit
une nouvelle fois : « Dans l’affaire Rushdie de 1989, avant d’être
politiquement récupérée par l’Iran de Khomeiny, la colère des mosquées était
partie de Manchester (Grande-Bretagne) jusqu’au Pakistan. Dans celle des
caricatures de Mahomet, l’onde de choc, partie en fait de Norvège - où une
revue chrétienne a reproduit en janvier les dessins publiés six mois plus tôt
dans le journal danois - a atteint en premier lieu l’Arabie saoudite. Mais,
dans les deux cas, l’étincelle est la même. Le romancier - Salman Rushdie - et
les caricaturistes danois ont osé s’en prendre au tabou par excellence, celui
du sacré que l’homme, nous dit René Girard, dans toutes les sociétés, anciennes
ou modernes, a toujours utilisé pour justifier, légitimer, réguler sa propre
violence. »
Ce que je retiens de toutes ces interventions est la place
du sacré et du laïque qui s’opposent dans nos sociétés mondialisées et surtout,
comme le dit Rachid Amirou, que les premières victimes du terrorisme sont les
musulmans eux-mêmes, ceux qui sont morts comme en Algérie. Pour moi, l’amalgame
entre musulman, arabe et terroriste est réussi au profit de Bush, qui tire les
ficelles comme grand gagnant, et l’Europe est sur le point d’être à feu et à
sang...
La seule question qui
demeure :
Comment calmer les esprits échauffés ?
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