De la vision coloniale de l’école de la République
Réaction à la condamnation sans appel par Bernard-Henri Lévy (Le Point n° 1734 du 8 décembre 2005) du projet colonial de la France en Afrique et de ses « prétendus aspects positifs » (nos ancêtres les Gaulois, l’école de la République...)

Dans son bloc-notes intitulé "Du colonialisme et des ses prétendus aspects positifs", Bernard-Henri condamne sans beaucoup de nuances les "prétendus aspects positifs" de la colonisation et leurs défenseurs : "Voilà qu’on nous refait celui (le coup) du rôle positif, voire de l’œuvre humaniste, de la présence française en Afrique (équipements, santé, Savorgnan de Brazza, Lyautey, nos ancêtres les Gaulois, l’école de la République...). Je passe sur la méthode ..."
D’accord pour la méthode : ce n’est pas au législateur de dire l’histoire. Là-dessus, tout le monde est d’accord (même probablement une partie des parlementaires qui ont défendu l’article de loi incriminé, pour des raisons électoralistes à courte vue) : la grande majorité des Français, de la presse et de nos hommes politiques, jusqu’aux plus hauts personnages de l’État (le Président de la République et son Premier ministre qui se sont tous deux exprimés récemment là-dessus). "Quant au fond", et aux "considérations simples" auxquelles BHL nous suggère de revenir, essayons d’y regarder de plus près, sans pour autant sacrifier à la simplicité au point de recourir à des raccourcis historiques trop simplistes.
Passons à notre tour sur le ton de celui qui défend l’idée que "le projet colonial (...) est un projet pervers", et que "l’aventure coloniale a été en son principe une page sombre de notre Histoire" en stigmatisant chez "ceux qui veulent réviser cette évidence", "l’aplomb, la passion et l’enthousiasme repu de beaufs qui se lâchent". Il est révélateur du manque de tolérance dont font preuve certains "intellectuels" vis-à-vis de tous ceux (et ils sont nombreux) qui ne partagent pas leur manière de voir (en l’occurrence une vision dont l’évidence plus que discutable ne pourrait se défendre qu’en faisant abstraction de toute perspective historique) mais, "n’insistons pas..." et venons-en au fond de la "prétendue" "évidence".
Plutôt que d’ironiser sur "nos ancêtres les Gaulois" et sur "l’école de la République" qui prétendait en enseigner l’histoire à ses enfants, il serait plus utile de se souvenir que sans l’apport de la civilisation grecque puis romaine, il n’y aurait probablement pas eu de civilisation gallo-romaine, que ces valeureux Gaulois seraient vraisemblablement restés les Barbares qu’ils étaient avant la domination romaine, et qu’ils n’auraient été l’objet d’aucune histoire de la part d’aucune école d’une quelconque "République". On peut discuter à l’infini sur les aspects positifs ou négatifs des apports de cette civilisation, mais il ne viendrait à personne l’idée de nier l’évidence de ses aspects positifs, qui se sont pourtant répandus à coups de conquêtes militaires, de domination, d’esclavage et de puissance impériale. Autres temps, autres mœurs, notre civilisation moderne en a retenu les principes sans, Dieu merci, en conserver la rudesse des mœurs. Personne ne songerait à renier cet héritage qui nous vient "d’ancêtres" dont nous descendons, sinon par le sang, du moins par l’esprit.
C’est dans cet esprit que beaucoup de prétendus "criminels" de "l’idéologie coloniale", quelques siècles plus tard, assimilaient les enfants africains aux enfants de la République en leur enseignant l’histoire de leurs ancêtres les Gaulois. Comment peut-on ne pas y voir la manifestation d’une vision coloniale, fondée sur la notion d’intégration et la volonté de renverser toutes les barrières de couleur ou de race ? Où se cache le racisme ? Chez celui qui ignore la notion de race au point de compter au nombre de ses ancêtres ceux dont il a hérité par l’esprit aussi bien que ceux dont il est issu par le sang ? Ou bien chez celui qui glose sur "l’école de la République" parce qu’elle enseigne à tous ses enfants, y compris "ses enfants" noirs, qu’ils ont hérité de leurs "ancêtres" gaulois (qui ont eux-mêmes hérité de leurs "ancêtres" romains et grecs) ? Quelle sorte d’intellectuel peut ne pas placer l’héritage spirituel au-dessus de l’hérédité génétique ?
Peut-on reconnaître, ou tout au moins admettre, qu’il a pu y avoir, à côté des aspects pervers d’une pratique coloniale dévoyée dont personne ne songe à nier la réalité historique, un projet, opposé à toute idée de racisme ou de domination, fondé sur l’intégration par l’éducation, qu’incarnait justement cette école de la République en enseignant aux jeunes Africains l’histoire des Gaulois dont ils devenaient de facto eux aussi les héritiers ? Comment ne pas voir dans cette volonté "civilisatrice" d’une République appartenant désormais au passé, le même phénomène que celui qui aujourd’hui pousse les démocraties qui lui ont succédé à promouvoir leurs valeurs "civilisatrices" ? Reposant sur les mêmes bons sentiments, il s’empêtre dans les mêmes contradictions, et parfois dérive vers les mêmes pratiques dévoyées, avec les mêmes effets pervers, et finalement, le même usage de la force militaire avec son cortège d’atrocités (pillages, tortures...)
Que l’on condamne aujourd’hui, au regard de nos mœurs modernes, les conquêtes militaires et toutes les atrocités qui vont avec, je n’y vois rien à redire, bien au contraire. Mais de là à instruire le procès d’une période de notre histoire révolue à l’aune des critères modernes d’une civilisation aux mœurs partiellement pacifiés par l’expérience récente de l’horreur absolue de deux guerres mondiales et du recours apocalyptique à l’arme atomique, il y a un pas que le souci pourtant louable de "simplicité" ne peut cependant pas autoriser à franchir.
Qu’on condamne aujourd’hui, au regard de nos mœurs modernes, "l’idéologie coloniale, le corps de convictions et de fantasmes qui ont rendu possible la conquête militaire d’une partie du monde par une autre", je n’y vois rien à redire. Mais de là à qualifier en bloc cette idéologie de "criminelle", il y a un pas que la cohérence d’une pensée bien ordonnée devrait inciter à franchir avec prudence, lorsqu’on défend par ailleurs d’autres aventures militaires, dont celles, récentes, de l’administration Bush. Écrire que la guerre menée aujourd’hui par les Américains en Irak est "moralement justifiée"[1], tout en jetant l’anathème sur d’autres aventures militaires sans s’interroger un instant sur leurs justifications éventuelles au regard de critères moraux à replacer pourtant dans un contexte historique bien différent, paraît procéder d’une logique intellectuelle quelque peu dévoyée, sinon défaillante.
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