Droits des malades jusqu’au terme de la vie
Jeudi 10 décembre 2009 – 19H15/22H : Assemblée Nationale
« Le texte de proposition de loi pour légaliser l’euthanasie a été débattu le 19 novembre 2009, à l’Assemblée Nationale. Les députés du PS qui l’ont déposé veulent relancer le débat. Le gouvernement a demandé la réserve du vote de la proposition de loi sur l’euthanasie qui était discutée à l’Assemblée (...). Manuel Valls, rapporteur du texte, avait plaidé pour un ’droit à l’euthanasie’, estimant que ’la seule manière d’éviter les dérives est d’admettre enfin la réalité pour mieux l’encadrer’. Pour lui, la ’généralisation’ du recours aux soins palliatifs ’ne répondra jamais aux souffrances et aux demandes de tous les malades’.
La ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, a posé la question de savoir si faire un pas supplémentaire après la loi Léonetti constituerait ’un progrès ou la transgression d’une limite’. Il conviendrait sans doute mieux de développer les soins palliatifs car ’ce n’est pas la vie qui aliène, c’est d’abord la douleur dont il faut libérer le patient’, a-t-elle estimé. Colette le Moal (Nouveau Centre) est allé dans le même sens, affirmant que ’la fin de vie est encore la vie’. Le député Jean-Frédéric Poisson s’est insurgé contre ’l’élaboration d’une hiérarchie entre les vies qui mériteraient d’être vécues et celles qui ne le mériteraient pas’ alors qu’il faudrait ’réaffirmer la valeur inestimable de la vie, de la conception à la mort naturelle’. » ... (Source).
A priori, un débat sur la fin de vie ne saurait inclure la question du don d’organes vitaux. A priori, la « règle du donneur mort » permet d’exclure le donneur d’organes ou potentiel donneur d’organes de la loi d’avril 2005, sur les droits des malades en fin de vie, dite loi Leonetti, pour l’inclure dans les lois bioéthiques de 2004, qui régissent les transplantations d’organes, et qui sont actuellement en cours de révision. Des a priori ?
L’instrument de l’exclusion du donneur (ou potentiel donneur) de la loi concernant les droits des malades en fin de vie et de son inclusion dans les lois bioéthiques d’août 2004 qui encadrent l’activité de transplantation d’organes sur le plan légal (don, prélèvement et greffe d’organes vitaux et de tissus) est la « règle du donneur mort ». Cette règle est inscrite dans les lois bioéthiques depuis les débuts de l’activité des greffes. Le potentiel donneur d’organes vitaux doit être décédé, son décès est inscrit dans la loi. Depuis 1968, soit à peu près depuis le début des transplantations, « la mort encéphalique », sur le plan légal, fait équivaloir la mort à une incompétence du cerveau. Plus récemment, depuis 2007, « l’arrêt cardio-respiratoire persistant » est un état de mort légale, rendant possible le prélèvement de reins à partir de patients ayant fait un arrêt cardiaque « réfractaire à la réanimation » - « Classes de Maastricht 1 et 2 en France ».
L’inscription de « la mort encéphalique » et de « l’arrêt cardio-respiratoire persistant » dans les lois bioéthiques réglementant les activités de prélèvements et de greffes d’organes répond à cet impératif de la « règle du donneur mort ». Ces deux états sont des états de mort légale, ce qui rend un prélèvement d’organes vitaux et/ou de tissus possible dans l’une ou l’autre de ces situations.
"La règle du donneur mort"a donc force de loi en France pour les prélèvements d’organes vitaux sur donneurs "décédés" : tout potentiel donneur d’organes doit être reconnu comme mort, décédé, de manière univoque et unanime, en fonction des critères prévus par la loi, dans le cadre d’un éventuel prélèvement d’organes. Aucun prélèvement d’organes vitaux ne peut avoir lieu sur un donneur d’organes sans qu’au préalable, un constat légal de décès ait été signé par deux médecins indépendants des équipes chirurgicales de transplantation. Cette "règle du donneur mort" existe depuis le début de l’activité des transplantations d’organes et a force de loi (lois bioéthiques de 2004).
Don d’organes : il y a la réalité légale, et la réalité tout court
Les réalités des prélèvements d’organes sur donneurs "décédés" présentent pourtant un autre aspect que la seule réalité légale. Dans les faits, notre potentiel donneur d’organes est plus qu’un simple réservoir d’organes une fois signé le constat de décès et obtenu l’accord des proches (ou leur non-opposition) pour le prélèvement. C’est toujours un patient. C’est une vie sur le départ. Ce patient, mort sur le plan légal, est mourant sur le plan physiologique. Dire aux proches confrontés à cette situation pour le moins étrange : "Le patient est mort, c’est inscrit dans la loi" ne les aide pas toujours à prendre une décision, en ce qui concerne leur autorisation ou leur refus pour le prélèvement d’organes vitaux. Aucune loi ne pourra jamais remplacer la compassion.
Voici la seule réalité des faits : en ce qui concerne le (potentiel) donneur d’organes vitaux, la mort légale précède la mort physiologique. Une « zone d’éthique grise » apparaît entre la mort légale et la mort physiologique du donneur d’organes. Cette « zone d’éthique grise » est « couverte » par la « règle du donneur mort ».
Ainsi "la règle du donneur mort" sert de parapluie juridique à l’activité des transplantations. Son principe est le suivant : sans l’affirmation de la mort du potentiel donneur d’organes, aucun proche ne consentira à un tel prélèvement. Ce qui équivaut à dire que les proches croyant à la mort du potentiel donneur d’organes autoriseront le prélèvement d’organes vitaux sur ce potentiel donneur. En revanche, ceux qui se méfient de cet aspect peu conventionnel de la mort (le potentiel donneur d’organes est encore chaud, il respire et semble simplement endormi) refuseront le prélèvement d’organes vitaux sur ce potentiel donneur. Ce jugement a priori relèverait-il du préjugé social, qui plus est contre-productif ? A l’heure actuelle, la « règle du donneur mort » fait l’objet d’un consensus mou au sein du corps médical, à l’échelle internationale.
Le constat légal de décès dans le cadre d’un éventuel prélèvement d’organes et de tissus équivaut à une prévision (anticipation) de décès. Cette prévision, pour être éthique, ne saurait équivaloir à la mort. Anticipation du constat de décès ne vaut pas constat de décès. Témoin cette mère confrontée au don des organes de son enfant : "Je croyais qu’on attendait la mort !". (Citée par David Le Breton, "La Chair à vif", éditions Métailié, Paris, 2008). On attend certes la mort légale, mais pas la mort physiologique. Comment récupérer des organes vitaux après la mort physiologique complète ?
A quelle mort est-ce que je crois ? Je choisis bien ma vie. Pourquoi n’aurais-je pas le droit de choisir ma mort ? Autrement dit : ai-je le droit de choisir ma mort comme j’ai choisi ma vie ? Il me semble que ces questions ne sont étrangères ni à la réflexion sur la fin de vie, ni à celle sur le don d’organes. Pourtant, « la règle du donneur mort » introduit un cloisonnement entre les deux réflexions. Ce cloisonnement, artificiel, voire aliénant, nous semble, in fine, contre-productif.
Reconnaître les réalités des prélèvements d’organes vitaux sur donneurs dits « cadavériques », à savoir, reconnaître que la mort légale du potentiel donneur d’organes précède sa mort physiologique, c’est toucher du doigt les limites de la « règle du donneur mort ». Pourtant, sans l’affirmation de la mort du potentiel donneur d’organes, aucun proche ne consentira à un tel prélèvement, voilà ce que dit le discours institutionnel sur le don d’organes.
La « règle du donneur mort », un préjugé social contre-productif ?
Est-il si déraisonnable d’envisager que des proches d’un potentiel donneur d’organes sauront se montrer solidaires envers des patients en attente de greffe sans la "règle du donneur mort" ? Force est de constater que ce parapluie légal offre une protection toute relative ... Faut-il le remplacer ? Par quoi ?
Donneur mort, donneur mourant. Quelle différence ? Je répondrais que cela fait une différence grosse comme une loi : en l’occurrence, la loi Leonetti d’avril 2005, qui est une loi sur les droits des malades en fin de vie.
Le potentiel donneur d’organes vitaux est à la fois mort et à la fois en vie, ou pour le dire avec les Anglo-Saxons, aussi mort que possible sur le plan légal et aussi vivant que possible sur le plan physiologique. Voilà les réalités que cache et révèle à la fois la « règle du donneur mort ». Ces réalités, sur le plan légal, relèvent explicitement des lois bioéthiques d’août 2004, et, implicitement, de la loi Leonetti d’avril 2005, car il est évident que la mise en place de soins invasifs à des seules fins de conservation des organes (des reins dans le cadre du protocole des prélèvements de reins sur patient « à cœur arrêté ») pose des questions de déontologie médicale. Le médecin doit poursuivre le seul bien du patient qu’il a en face de lui, et non pas « sacrifier » cet intérêt au profit d’autres patients (ceux en attente de greffe). « Primum non nocere ». « D’abord, ne pas nuire », dit le code de déontologie médicale. Et encore moins à coup d’« acharnement thérapeutique déraisonnable », celui-là même que proscrit la loi sur les droits des malades en fin de vie. Mais qu’est-ce qu’un acharnement thérapeutique pour le bénéfice d’autrui ?
A l’heure actuelle, le potentiel donneur d’organes n’a aucun droit : du fait de la « règle du donneur mort », il est privé des droits de la personne, car reconnu comme mort sur le plan légal. Pourtant, cette vie sur le départ fait l’objet de « soins » invasifs dans le seul but de conserver des organes à des fins de transplantation. Il s’agit là de soins qui ne sont plus dans l’intérêt du patient donneur ou potentiel donneur d’organes, mais qui visent à conserver des « greffons » à transplanter (c’est-à-dire à prélever et à greffer). La loi Leonetti d’avril 2005 interdit l’acharnement thérapeutique déraisonnable – donc, a priori, les soins invasifs mis en place lorsqu’ils ne sont plus dans l’intérêt du patient, comme ceux pratiqués sur de potentiels donneurs d’organes en « arrêt cardio-respiratoire persistant », alors même que l’on ignore la position dudit patient sur la question du don d’organes. (« Classes de Maastricht 1 et 2 en France »). A cela, on peut objecter que le consentement présumé, qui constitue le cadre juridique du don d’organes en France, autorise ces soins invasifs qui ne sont plus dans l’intérêt du patient sur lequel ils sont pratiqués, mais visent à conserver des organes à des fins de transplantation. Le consentement présumé, qui prévaut sur le plan juridique, fait de chacun de nous un potentiel donneur d’organes. Qui ne dit mot (pour s’opposer au don de ses organes à sa mort) y consent. Dans l’ouvrage cité, David le Breton a écrit que « le principe du consentement présumé transforme de manière subtile (et quelque peu perverse) l’ignorance en acquiescement. »
Mais ne nous trompons pas de sujet tabou. Le consentement présumé sera toujours un sujet moins tabou que celui concernant la « règle du donneur mort ». Pourtant, on pourrait espérer qu’il soit possible d’aborder le sujet de la « règle du donneur mort » dans le cadre d’un débat parlementaire sur la fin de vie.
Je souhaite citer ici des propos de M. Jean Leonetti, principal auteur de la loi sur la fin de vie d’avril 2005 :
« La mort est une expérience impossible que nous ne vivons, de manière douloureuse ou apaisée, qu’au travers de celle de nos proches. Ainsi, au plus profond de notre intimité, nous portons l’idée que nous pourrions mourir ainsi ou, au contraire, que nous ne voudrions pas mourir de cette façon. Cette réaction procède de trois peurs : de la peur légitime de mourir, l’homme étant le seul ’animal’ à savoir qu’il va mourir ; de la peur de souffrir – et nous savons qu’il y a encore peu de temps, dans ce pays, on pouvait malheureusement mourir dans d’atroces souffrances ; et d’une peur nouvelle, celle de la déchéance, c’est‐à‐dire la peur de mourir en offrant aux autres une image de soi dégradée, par rapport à la représentation que nous avons de nous‐mêmes et que, probablement, la société nous impose. »
J’aimerais envisager ici « la règle du donneur mort » dans la perspective des proches confrontés à la question du don d’organes.
Pourquoi la société et les religions restent-elles divisées sur la question du don d’organes ? La « règle du donneur mort » commande cette ambiguïté. Si on disait que le donneur d’organes est ... une vie sur le départ, déjà, on permettrait aux proches confrontés à la question de ne pas avoir à choisir entre accompagner au mieux leur cher bientôt disparu (homme, femme, enfant, bébé), ou (mais pas et) l’impératif de solidarité (aider autrui : des patients en attente de greffe). En août 2008 déjà, le Professeur Robert D. Truog, de la Harvard Medical School, écrivait :
« Avec cette règle du donneur mort, la société et la médecine font fausse route : ils ont choisi la pire des alternatives pour apporter des réponses à la question du don d’organes. »
Quelle est la pire des alternatives : dire à des proches que ce potentiel donneur d’organes est mort alors qu’il est mourant (donc : cacher la réalité des faits), ou impliquer les proches dans la décision de toute fin de vie, en y intégrant la question du don d’organes ? « La règle du donneur mort » vole la mort du potentiel donneur aux proches. Elle laisse les familles confrontées au don d’organes avec bien des questions vitales pour leur travail de deuil qui restent en suspens : leur proche a-t-il souffert au cours des « soins » visant à la seule conservation des organes ? Si on accélère ou si on retarde quoi que ce soit lors d’une toute fin de vie, ici, pour conserver des organes transplantables, en cachant (angélisant) ces réalités fort peu anodines aux proches, alors, effectivement, on risque de compliquer le deuil de ces proches confrontés au don d’organes au point de le rendre impossible. La question du don d’organes, ce sera alors celle de porter l’idée que nous pourrions mourir ainsi (comme ce potentiel donneur d’organes) ou, au contraire, que nous ne voudrions pas mourir de cette façon.
Rappeler que le don passe par la mort, c’est remettre un peu en question la « règle du donneur mort ». Cela fait très peur. Au point que la religion de la peur est souvent un argument dans le dialogue avec les familles au moment de la demande de prélèvement.
Sans l’affirmation de la mort du potentiel donneur d’organes, aucun proche ne consentira à un tel prélèvement. La religion de la peur.
Rappelons ce qui fait la substantifique moelle de la loi leonetti :
Jean Leonetti : « Non seulement cette loi s’oppose à l’acharnement thérapeutique, mais elle permet aussi au malade de dire ’non’ à un traitement ou à des examens qu’il ne souhaite pas, et d’exiger des soins susceptibles d’apaiser ses douleurs ou ses souffrances. (…) Ainsi, la loi impose au médecin de supprimer la souffrance du malade en phase terminale, même au prix d’abréger sa vie. Le double effet y est instauré, car la qualité de la fin de vie primant sur la durée de la vie, ce ne sont pas les doses utilisées qui sont prises en compte, mais la souffrance exprimée par le malade, physique ou morale, qui impose au médecin de répondre à sa demande.
En outre, les traitements peuvent être arrêtés, mais jamais les soins – les Anglo‐saxons ont pour cela deux mots de sonorité voisine, cure, soigner, et care, prendre soin. C’est un dispositif ’à la carte’, et non pas un système paternaliste dans lequel le médecin pourrait dire : ’Si je ne vous soigne pas comme je le veux, alors je ne vous soigne plus’. La loi impose au médecin d’accepter le refus de traitement et de soulager le patient, en vertu d’un principe de solidarité que nous, Français, appelons la fraternité – nous savons, malheureusement, que cela ne s’est pas toujours traduit dans les faits. Car, c’est vrai, la loi est mal appliquée, mal connue. Très consensuelle en apparence, elle n’en bouleverse pas moins certains rapports humains, en particulier entre le soignant et le soigné. D’un système dans lequel le puissant, bien portant et sachant, imposait au mourant et au souffrant ses décisions, on est passé à un système où le patient en fin de vie reprend le dessus : la relation verticale, dans laquelle le patient s’entendait dire : ’Je sais, je soigne et vous subissez’, fait place à une relation beaucoup plus ‘horizontale’. Après ma cent dixième réunion sur ce thème en France, j’ai le sentiment que la mentalité médicale, aussi bien que celle de nos concitoyens, ont beaucoup évolué. Les principes de non abandon et de non souffrance instaurés dans la loi s’imposent petit à petit et règlent donc assez bien, à mon sens, le problème de la phase terminale : plus aucun médecin n’a peur d’être envoyé en prison pour avoir utilisé des morphines à doses élevées, non plus qu’aucun réanimateur pour avoir arrêté un respirateur. En protégeant les médecins dont les pratiques sont conformes à leur déontologie d’accompagnement jusqu’au bout, mais sans acharnement thérapeutique, la loi permet au malade de partir de manière beaucoup plus sereine et apaisée. (…) Dans le film Soleil vert – que j’ai vu dans ma jeunesse (…) –, les gens ayant ’fini’ leur vie sont considérés comme inutiles et par conséquent éliminés. Aujourd’hui, je crains que l’on ne nous impose, dans une ’barbarie civilisée’ comme le dit M. Edgar Morin, de mettre à l’écart ou d’éliminer tout ce qui ne correspond pas aux modèles de jeunesse, de force, de rentabilité, d’efficacité. La demande, que l’on accepterait, d’une personne exprimant sa lassitude de vivre en raison de son âge et de ses problèmes, ne serait elle pas, en fait, la demande d’une société qui n’accepterait pas la vulnérabilité et placerait au dessus de tout l’autonomie ? Ce serait contraire, non pas à une vision religieuse – ou non religieuse –, mais à une certaine idée que nous avons tous de l’homme et de la civilisation. De sa naissance jusqu’à sa mort, l’homme est digne par définition, et sa demande de mort doit lui être refusée, car la société doit supprimer les causes de cette demande, non l’individu qui en est l’auteur. Telle est ma position, au terme du cheminement complexe effectué avec mes collègues Gaëtan Gorce, Michel Vaxès, Olivier Jardé et tant d’autres. Plus nous avançons, moins nous savons les choses et, paradoxalement, plus nous comprenons les autres, plus nous acceptons la complexité et moins nous souhaitons légiférer, car nous devons défendre un projet collectif pour notre société, et non un projet qui soit la somme de choix individuels. Avec toute l’estime que j’ai pour Manuel Valls, je pense que sa proposition de loi [sur l’aide active à mourir, Ndlr.] pourrait, dans des situations économiques tendues ou en des périodes où domine le souci de rentabilité, mettre en cause l’humain dans ce qu’il a de plus intime et de plus précieux : sa vulnérabilité."
La loi Leonetti permet à chacun de choisir sa fin de vie. C’est un dispositif « à la carte ». La « règle du donneur mort », quant à elle, tient plus du « système paternaliste » : le potentiel donneur est mort, sa mort est inscrite dans la loi. Dans quel but ? Celui de forcer un acte de générosité ? Or le don d’organes ne peut s’effectuer qu’au cas par cas, en aucun cas il ne saurait constituer un réflexe de la forme. « Très consensuelle en apparence », la loi Leonetti « n’en bouleverse pas moins certains rapports humains, en particulier entre le soignant et le soigné ». Envisager de recourir à un autre fondement éthique que celui de la « règle du donneur mort » pour justifier l’activité des transplantations d’organes bouleverserait à coup sûr certains rapports humains, en particulier entre les équipes de coordination des transplantations et les proches du potentiel donneur. La relation verticale, dans laquelle les proches du potentiel donneur d’organes s’entendent dire « Il/elle est mort(e), c’est inscrit dans la loi, donc nous venons demander l’autorisation de prélever ses organes vitaux et/ou tissus » ferait place à une relation beaucoup plus horizontale : il s’agirait d’envisager la toute fin de vie du potentiel donneur d’organes, dans une décision collégiale impliquant les proches et les soignants. « Les principes de non abandon et de non souffrance instaurés dans la loi Leonetti » sont-ils respectés lorsque les équipes de coordination des transplantations limitent, pour la famille, le rôle d’accompagnement d’un proche potentiel donneur d’organes à un simple témoignage : l’intéressé était « généreux » ou non – il aurait été d’accord pour donner ses organes ou non. Une mère confrontée à la question du don d’organes pour son fils a dit, quelques années après les faits : « J’ai l’impression que tout a été orchestré pour obtenir notre accord [pour le don des organes de son fils]. » La « règle du donneur mort » permettrait-elle de faire fi de ces principes de non abandon et de non souffrance envers le potentiel donneur d’organes comme envers ses proches ? M. Jean Leonetti parle du film « Soleil Vert » :
« Dans le film Soleil vert – que j’ai vu dans ma jeunesse (…) –, les gens ayant ’fini’ leur vie sont considérés comme inutiles et par conséquent éliminés. Aujourd’hui, je crains que l’on ne nous impose, dans une ’barbarie civilisée’ comme le dit M. Edgar Morin, de mettre à l’écart ou d’éliminer tout ce qui ne correspond pas aux modèles de jeunesse, de force, de rentabilité, d’efficacité. »
Si la “règle du donneur mort” doit faire du don d’organes un réflexe de la forme (je suis généreux = je donne ; je ne suis pas généreux = je ne donne pas), en passant sous silence la toute fin de vie du donneur d’organes, si, donc, cette « règle du donneur mort » doit entraîner un déni de mort – « la mort cette expérience impossible que nous ne vivons, de manière douloureuse ou apaisée, qu’au travers de celle de nos proches » - , alors, le film « Soleil Vert » pourra dénoncer la « barbarie civilisée » d’une société qui cherche à industrialiser le don d’organes, au mépris de la toute fin de vie que la décision du don d’organes implique, et du travail de deuil que les proches impliqués dans la décision devront accomplir. Si « la règle du donneur mort » ne sert qu’à glorifier (donc nier) la mort dans le contexte d’un don d’organes, alors cette règle est contre-productive car elle ne fait qu’engendrer une « barbarie civilisée », qu’avec les mots de la sociologue américaine Renée Fox, on pourrait définir ainsi :
« (…) dérive d’un pouvoir médical excessif et des efforts faits par la société pour perpétuer sans fin la vie et réparer, reconstruire l’homme par le remplacement d’organe. Nous voulons nous séparer des souffrances humaines, du mal social, culturel, spirituel qu’engendrent ces excès sans limites ». (Renée Fox, « Spare Parts », « Pièces détachées », Oxford University Press, 1992)
Les greffes sont certes rentables, mais elles passent par la mort. Derrière toute greffe, il y a une fin de vie.
Je pense que la « règle du donneur mort » pourrait, dans des situations économiques tendues ou en des périodes où domine le souci de rentabilité, mettre en cause l’humain dans ce qu’il a de plus intime et de plus précieux : sa vulnérabilité.
J’ai souhaité inscrire cette réflexion sur la « règle du donneur mort » dans les mots de M. Jean Leonetti, concernant la loi sur les droits des malades en fin de vie. Il ne peut s’agir là que d’une ébauche de réflexion, d’un encouragement à intégrer la question du don d’organes dans une réflexion sur la fin de vie …
Commentaire du Professeur Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace Ethique de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris :
Merci de m’avoir adressé cette intéressante réflexion.