Turquie : une fêlure dans le bloc monolithique

Les commémorations du génocide arménien en Turquie, organisées courageusement par l’Association des Droits de l’Homme de Turquie (IHD) à Istanbul*, ont été relayées uniquement par le journal kurde de Turquie ‘Gunluk’. ‘Gunluk’ a édité également un long article d’Emin Turk, selon lequel, la suggestion des hommes politiques de laisser cette question du génocide aux historiens et les offres faites d’étudier les archives ottomanes est une façon plus ou moins raffinée de nier. L’intellectuelle turque Ayse Gunaysu décrit dans cet article paru dans Armenian Weekly (USA), les forces en présence en Turquie et conclut : « Il est important de noter que malgré nos existences [celles des intellectuels turcs et kurdes reconnaissant le génocide], la Turquie ne cesse d’être ce qu’elle est : un système antidémocratique bien loin derrière les standards internationaux des droits de l’homme, et négationniste des faits historiques. Mais nous représentons une fêlure dans ce bloc monolithique et les Kurdes jouent un rôle important dans ce processus. » Une fêlure à laquelle il convient de rendre hommage : Emin Turk, Ayse Gunaysu et l’éditeur Ragip Zarakolu - qui a publié le 20 avril, un article intitulé “Le concept du génocide, la Convention du Génocide des N.U, et le Crime de Génocide dans le Code pénal turc” -, sont l’honneur de la Turquie. Il n’en va pas hélas de même de tous les intellectuels turcs.
Kurdes : ‘Nous nous souvenons, nous partageons votre peine’
De Ayse Gunaysu • le 14 mai 2009
Armenian Weekly
Le 24 avril de cette année, l’unique journal kurde de Turquie, “Gunluk,” imprimé en langue turque, affichait un grand titre écrit en caractères arméniens au dessus de son logo : “Nous nous souvenons, nous partageons votre peine.”
Gunluk est le dernier représentant de la tradition journalistique kurde - souvent dénommée “la tradition Gundem” - qui a débuté en 1991 (bien que la presse kurde ait une histoire remontant à plus d’un siècle dans ce pays) et qui a continué sous différents noms (“Ulkede Gundem”, “Ozgur Gundem”, “Yasamda Gundem”, “Ozgur Ulke” etc.), car chacun d’eux était fermé mais rouvrait sous un autre nom. Au cours des années, de nombreux journalistes, éditorialistes et distributeurs ont été arrêtés et torturés, et 46 d’entre eux ont été assassinés ; un grand nombre de ces assassinats n’a jamais été résolu.
La paroxysme a été la destruction de Ozgur Ulke en 1994 : le bâtiment a été entièrement soufflé par les bombes. Il n’en restait rien, pas même un crayon, et l’un des employés du journal est mort dans l’explosion.
C’était l’un des représentants de cette tradition, Ulkede Ozgur Gundem, qui, il y a 20 ans le 24 avril, titrait : “Nous nous excusons.” C’était une première pour la presse de Turquie. Le journal a publié de nombreux articles sur le génocide des Arméniens et des Assyriens tout au long de son existence ; après sa fermeture, Gunluk a repris le flambeau.
A la mémoire de nos grands-mères
Cette année, en plus du titre en arménien en première page, Gunluk a publié deux longs articles sur le génocide, couvrant une page entière. Le titre de l’un d’eux était : “Ne laissons pas les souffrances de nos grands-mères tomber dans l’oubli”. Son auteur est Emin Turk, et il a écrit cet article de la prison de Diyarbekir - certainement un kurde dont la grand-mère a survécu au génocide. Il a mis une note en bas de page : “À la mémoire de ma grand-mère Rihan.”
Dans son long article, Emin Turk commence par dire que la suggestion des hommes politiques de laisser cette question du génocide aux historiens et les offres faites d’étudier les archives ottomanes est une façon plus ou moins raffinée de nier ; il demande si des archives d’une telle destruction, de l’extermination totale de l’existence d’une nation, peuvent exister. Il continue en décrivant sa prise de conscience des souffrances de sa grand-mère et de son peuple en 1915, accentuée en 1993, lorsque les Kurdes, qui ont été utilisés dans l’extermination des Arméniens, sont eux-mêmes devenus les victimes de la violence, des persécutions et des déplacements forcés, et qu’ils ont vu la destruction de leurs villages.
Il a parfaitement compris comment la souffrance est démultipliée, lorsqu’elle doit être supprimée, lorsqu’il faut rester silencieux quant aux horribles expériences vécues, et quand on doit vivre parmi des gens qui se comportent comme si rien ne s’était passé. “Ce fut alors,” écrit-il, “que j’ai juré sur la mémoire de ma grand-mère que je ferai tout mon possible pour faire connaître la vérité, que je la dirai à tous ceux que je croiserai, et que j’essaierai de mériter l’honneur d’être son petit-fils. Je m’excuse auprès de tous ceux qui ont subi le génocide, je m’excuse auprès de ma grand-mère, et de Hrant Dink, et je m’incline devant votre mémoire en signe de mon respect envers vous tous. Laissez-les nier le génocide. Le seul juge véritable et indépendant est la conscience humaine.”
Dans ce même numéro de Gunluk, il y avait aussi l’article d’une sociologue, Gulisor Akkum, dont le titre était “Chaque Arménien est une nouvelle.” Elle commence par dire : “Je n’ai connu que trois Arméniens dans ma vie, et cela m’a suffit. Si vous rencontrez trois Arméniens n’importe où dans le monde, vous connaîtrez tous les Arméniens.” Vers la fin de l’article, après avoir raconté comment un ami très cher, l’Oncle Anton, avait refusé de commenter ses paroles - qu’elle et son peuple, les Kurdes et les Turcs, avaient une dette énorme envers les Arméniens - elle a conclu : “Cela ne fera aucune différence si vous connaissez un Arménien ou des milliers d’Arméniens. Quelle que soit la force de vos provocations, ils ne se départiront pas de leur politesse typique et remarquable, dont ils ont hérité de leur histoire. Ils ne vous mettront pas dans l’embarras, ils vous laisseront seul avec votre propre conscience.” Nombreux sont ceux, moi incluse, qui trouvent une telle généralisation très controversée, mais le message sous-jacent de cette auteure est d’essayer de faire passer son sentiment de dette et de honte par rapport aux crimes de nos ancêtres.
Le 20 avril, l’article de Ragip Zarakolu “Le concept du génocide, la Convention du Génocide des N.U, et le Crime de Génocide dans le Code pénal turc” a été publié dans Gunluk. Zarakolu explore la définition du génocide, le génocide en tant que phénomène légal et social, et le négationnisme turc. Il analyse les arguments des négationnistes, soulignant leur échec à obtenir toute crédibilité que ce soit.
Le silence entourant la commémoration du 24 avril
La raison pour laquelle je voulais écrire longuement et en détails sur ce numéro de Gunluk paru le 24 avril de cette année, était pour illustrer le contraste frappant qui existe en Turquie sur la “Question arménienne.” Il n’y a eu que Gunluk, le quotidien des Kurdes en Turquie qui a commémoré les victimes du génocide - pas en quelques mots, mais en dédiant tout un numéro au génocide.
Le 24 avril, le jour même où Gunluk faisait paraître son numéro spécial sur le génocide, l’Association des Droits de l’Homme de Turquie avait organisé une commémoration avec pour message : le négationnisme n’est d’aucune utilité et nous avons besoin de connaître la vérité - la vérité étant qu’un génocide a été commis ici, dans ce pays, en 1915. Les lecteurs de Armenian Weekly se souviendront d’après l’article que j’ai écrit sur cet événement que trois grands poètes arméniens et le brillant intellectuel de l’époque, Krikor Zohrab, ont été commémorés ; un concert de chants arméniens et assyriens a eu lieu, suivi d’un chant de paix arabe appelant à l’amitié entre les peuples du Moyen Orient.
La salle était tellement submergée de caméras de la presse que le public s’est plaint de ne pas pouvoir suivre la représentation. Parmi les médias étaient présents les principales chaînes de télévision, comme NTV, et des journalistes d’Hurriyet qui ont demandé les textes des discours et qui ont organisé des interviews avec les organisateurs. Le jour suivant, la presse turque est restée complètement silencieuse sur cet événement, encore une fois, à l’exception du journal kurde Gunluk.
Il ne s’agit pas simplement d’ignorer la commémoration faite par l’IHD [Association des Droits de l’Homme] et de ne pas en parler le 25 avril. Le 24 avril, date anniversaire du génocide, rien, pas même une référence neutre à ce jour spécial, n’a été faite par le journal “gauchiste” “Radikal” et par “Taraf”, le dissident résolu du système militaire et nationaliste. Dans le contexte de la “Question arménienne”, tout le courant principal des médias de l’opposition ne se souciait que de la façon dont Obama avait éludé le “Mot en G ” et du processus diplomatique entre l’Arménie et la Turquie.
Il n’y a pas eu que les ultranationalistes, mais aussi les médias pro gouvernementaux et les médias principaux, qui ont été enragés par les paroles d’Obama le 24 avril. Voici quelques titres d’Hurriyet, l’un des journaux les plus diffusés en Turquie, positionné au centre politiquement, trois jours après la déclaration :
“La Turquie n’est pas un pays qu’on flatte et déçoit” — Paroles du Premier ministre. “Stop aux mensonges arméniens” — Manifestation à New York de l’Association des “Jeunes Turcs.” “Changement de couleur de l’impérialisme” (Titre d’un article de quatre colonnes). “100 ans de mensonges arméniens” (titre d’un article de trois colonnes).
En résumé, grâce aux médias et à tous les faiseurs d’opinion, l’opinion publique turque semble parler et chanter en parfaite harmonie. Cependant, il existe une dynamique en Turquie, peu importe sa marginalité et sa faiblesse en ce moment, qui reconnaît le grand crime inconcevable et impardonnable qui a été commis dans la patrie des Arméniens et des Assyriens. Mais si l’on regarde la Turquie, les chaînes de télé, les médias principaux, et tout ce qui façonne l’opinion publique, on pourrait croire que la population turque est un bloc monolithique qui soutient le négationnisme turc.
Une fêlure dans le bloc monolithique
C’est bien sûr un progrès que des manifestations non violentes aient lieu devant le bâtiment où se déroulait l’événement - ou même dedans, comme ce fut le cas plusieurs fois ces dernières années - et que pour l’instant aucun procès n’ait été intenté contre l’IHD branche d’Istanbul, bien que depuis le 90e anniversaire du génocide, la branche de l’association ait organisé des événements commémoratifs.
Alors ce silence sur la commémoration du génocide est en fait un pas en avant en Turquie, mais c’est aussi révélateur du fait qu’il existe un effort déterminé visant à créer l’impression que la Turquie est un bloc entièrement uni derrière l’idéologie officielle. Alors, à présent, ils nous rendent invisibles. Jusque très récemment, ils s’attaquaient physiquement aux événements et réunions de non conformistes, terrorisant les gens et prouvant, avec des meurtres, qu’ils pouvaient mettre leurs menaces à exécution.
Depuis l’affaire Ergenekon, ils ne se montrent pas. Cependant, ils nous rendent invisibles. Nous sommes comme une île isolée dans un vaste territoire géographique avec des gens complètement étrangers à tout ce que nous représentons. Alors, ce que nous devrions faire, c’est briser cet isolement et nous rendre plus visibles en Turquie. (Entre-temps, si nous devenions plus visibles en dehors du pays, cela pourrait avoir une signification dans le contexte d’une meilleure compréhension de la Turquie, mais cela aurait peu d’impact sur un changement de la Turquie.)
Certains dissidents sincères, qui ont vraiment dévoué leurs vies à faire changer ce pays vers davantage de démocratie, pensent que cet isolement ne sera brisé uniquement si un langage et des arguments plus acceptables sont utilisés pour communiquer avec la majorité des gens. Je ne nie pas le fait que cela puisse être utile dans le long processus ardu de changements. Par conséquent, je ne suis pas contre leurs efforts (bien que je me réserve le droit de m’opposer à certains points) ; mais je suis de celles qui veulent une liberté totale au moins pour ma façon de penser et de m’exprimer. Je ne veux pas que la peur des autres - fabriquée par le système au pouvoir - façonne mes convictions. Laissons donc ces deux systèmes différents de luttes contre les préjudices coexister et contribuer chacun à leur façon à ce processus de changements.
Pour en revenir à notre point de départ, le génocide des Arméniens et des Assyriens dans l’Empire ottoman est reconnu par ceux qui font directement, inévitablement et matériellement partie de ce pays, quel que soit le désir de nous décrire comme des étrangers, voire des ennemis de la Turquie. Nous existons, et nous sommes indéniablement réels. Il est important de noter que malgré nos existences la Turquie ne cesse d’être ce qu’elle est : un système antidémocratique bien loin derrière les standards internationaux des droits de l’homme, et négationniste des faits historiques. Mais nous représentons une fêlure dans ce bloc monolithique et les Kurdes jouent un rôle important dans ce processus.
©Traduction C.Gardon pour le Collectif VAN - 16 mai 2009 - 07:10 - www.collectifvan.org
Article paru dans l’hebdomadaire arménien des Etats-Unis, Armenian Weekly.
*L’IHD était également partenaire de l’action du Collectif VAN à Paris le 26 avril 2009 :1915/2009 : « Le négationnisme ne connaît pas la crise »
Article en ligne sur le site du Collectif VAN [Vigilance Arménienne contre le Négationnisme]
Turquie : une fêlure dans le bloc monolithique
1 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON