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Commentaire de Henri Masson

sur Des brèches dans le mur de la désinformation


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Henri Masson (---.---.139.50) 4 août 2006 12:40

C’est chose fréquente, sur AgoraVox comme sur les forums, dans des réunions ou en d’autres circonstances, que des gens ramènent leur science sur un sujet dont ils ne savent rien, dont ils viennent seulement de découvrir l’existence ou alors dont ils ont eu connaissance par ouï-dire. C’est particulièrement vrai pour l’espéranto, et nous avons pu nous en apercevoir dans certains commentaires à cet article.

Zamenhof en savait déjà quelque chose lorsque, en 1900, sous le pseudonyme “Unuel“ (unu el = un parmi...), il publia un article intitulé “Essence et avenir de l’idée d’une langue internationale.). Il parut en 1907 sous la forme d’une brochure avec sa traduction en français aux éditions Hachette. En voici l’introduction :

“Toutes les idées qui doivent jouer dans l’histoire de l’humanité un rôle important ont toujours un sort pareil et égal. Quand elles apparaissent, elles rencontrent chez les contemporains non seulement une obstination et une méfiance remarquables, mais encore une hostilité incompréhensible. Les pionniers de ces idées doivent beaucoup lutter et beaucoup souffrir ; on les regarde comme des fous, comme des enfants insupportables, ou même comme des êtres directement dangereux. Pendant que ceux qui s’occupent de la bagatelle la plus frivole et la plus inutile, du moment qu’elle est à la mode et conforme aux idées routinières de la foule, jouissent non seulement de tous les biens de la vie, mais encore du nom « d’homme instruit » ou de « d’homme de bien public », les pionniers des idées nouvelles ne rencontrent que des sarcasmes et des attaques : le premier polisson venu les regarde du haut de son ignorance et leur dit qu’ils s’occupent de stupidités ; le moindre plumitif écrit à leur sujet dans son journal des articles et faits divers « spirituels », sans se donner la peine de se rendre au moins compte par lui-même de l’objet dont il parle : et le public, qui suit partout comme un troupeau de moutons ceux qui crient le plus fort, rit et se tord, sans se demander même une minute s’il se trouve une goutte de logique et de bon sens dans ces « spirituelles » moqueries. Quand il s’agit de ces idées-là, « il est de mode » de n’en parler qu’avec un sourire ironique et méprisant parce que A ou bien B ou bien encore C agissent de cette manière ; chacun craint que cette idée ridicule n’occupe sa pensée même un instant ; « sachant d’avance » qu’il « ne peut y avoir là-dedans qu’une insanité », chacun redoute d’être mis au rang « des fous » qui la partagent, si même pendant une minute il essayait d’entrer sérieusement en rapport avec elle. Les hommes s’étonnent : « Comment, à notre époque, des fantaisistes aussi ridicules peuvent-ils apparaître ? et pourquoi ne les met-on pas dans une maison d’aliénés ? »
Mais le temps passe. Après une longue alternative de luttes et de souffrances, les « fantaisistes » ont atteint le but. L’humanité s’est enrichie d’un trésor nouveau et important, d’où elle tire les profits les plus larges et les plus variés.
Alors les circonstances changent. La nouvelle invention a acquis de la force et elle paraît tellement simple, tellement compréhensible par elle-même, qu’on ne s’explique pas comment on a pu vivre sans elle pendant des milliers d’années.

Zamenhof y évoquait ensuite, comme exemple, les objections et critiques que dût entendre Christophe Colomb lorsqu’il imagina que la terre était ronde et que, par conséquent, il devait exister une voie occidentale pour atteindre l’Inde. À part le fait qu’il n’avait pas prévu qu’un continent ferait obstacle, que le parcours aurait encore été très long après et que bien des terres se seraient présentées à lui avant de l’atteindre, il avait vu juste et il avait détruit un préjugé soutenu par la science officielle comme, bien plus tôt, Galilée et Copernic.

À l’époque où cette brochure a été publiée par Hachette, l’espéranto n’avait que vingt ans, encore peu d’applications pratiques, une littérature qui pouvait encore paraître indigente (de 1896 à 1904, le nombre de livres publiés n’était que de 300, y compris les manuels, dictionnaires, brochures de présentation). Il n’était pas encore organisé sur le plan mondial (la fondation de l’Association Universelle d’Espéranto ne remonte qu’à 1908). Le recueil d’adresses de l’année 1905 en indiquait 13 103. Il est donc facile d’imaginer la gêne des personnes que l’idée intéressait au départ face à l’avis de gens ignares ou malveillants qui se donnaient des airs de tout savoir et d’être capables de deviner l’avenir, tout autant que de gens cultivés, renommés et faisant autorité dans un domaine limité de connaissances et de compétences, mais tout aussi ignorants que le grand public sur ce sujet.

Les usagers de l’espéranto se contentent pour la plupart d‘utiliser la langue sans en faire état, avec un penchant trop fréquent à laisser dire et à ne pas réagir. C’est dommage.

La vivacité de l’espéranto a été démontrée non seulement par sa capacité à survivre aux assauts des pires régimes de l’histoire, mais aussi à des obstacles psychologiques, des préjugés entretenus que certains ont exploité et exploitent encore. Toute personne intéressée trouvera des analyses fort intéressantes basées sur le vécu et sur des recherches de Claude Piron, l’auteur de “Le défi des langues — Du gâchis au bon sens“ (éd. L’Harmatten, Paris, 1994, édité aussi en portugais au Brésil) : http://claudepiron.free.fr/

Dans l’affaire Bénichou, par exemple, ça n’échappe à personne que la démarche visait à couper l’espéranto de la jeunesse : "Je dis aux jeunes gens : l’espéranto était une langue qui avait été inventée dans les années 30-40 (sic)“ (émission “On va s’gêner“ de Laurent Ruquier, Europe 1, 26 juin 2006 ; voir : http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=11132 ). Et ceci en ajoutant que l’espéranto avait échoué. De la même façon, la politique des ministères de l’Éducation nationale et de la Culture conduit au maintien des élèves et des jeunes dans l’ignorance d’une alternative : l’existence de cette langue dont les avantages comme enseignement préparatoire et comme ouverture sur le monde ont pourtant été démontrés dans divers pays. Le pays où les élèves et les jeunes sont le mieux informés au monde est actuellement la Hongrie où l’espéranto est enseigné à titre officiel.

Cette situation existe encore de nos jours et exige un certain courage intellectuel pour affronter les calomnies, les préjugés, les attitudes condescendantes, les moqueries. On peut imaginer le rédacteur en chef d’un journal qui ne demande qu’à être informé et à informer sur l’espéranto, ou l’homme politique qui veut intervenir afin que cette langue soit prise en considération, mais qui reçoit un avis péremptoire du niveau de l’argumentation de Bénichou de la part d’un collègue ou d’un confrère, de quelqu’un reconnu comme compétent dans un domaine d’activité mais tout à fait ignorant en ce domaine. Et c’est bien ce qui se produit depuis des décennies.

Il est donc important de rompre le cercle vicieux de la désinformation. Et, en cela, Internet permet au public, à tous les niveaux, de découvrir où sont le vrai et le faux.

Le professeur Umberto Eco a dit au “Figaro“ (19 août 1993, p. 11), à propos de la recherche de la langue parfaite : “Cette recherche aurait pu occuper une vingtaine de savants pour quarante ans et on pourrait en tirer une encyclopédie en vingt-cinq volumes.“ L’espéranto étant la seule langue ayant dépassé le stade du projet et à s’être constitué un support social comparable à une diaspora, il y aurait donc lieu de mettre la majeure partie de ces savants exclusivement sur l’espéranto. La mesure du travail à accomplir a été donnée par le professeur Humphrey Tonkin, cité plus haut : “Il y a tant de choses en espéranto sur le Réseau que, même pour ne lire que les titres, votre vie entière ne suffirait pas.

La science et l’humanité ont besoin d’hommes tels que Colomb (même si son but, au-delà de démontrer qu’il existait une autre voie, est très discutable), Galilée, Copernic et bien d’autres qui ne se sont pas contentés de ce qui leur avait été enseigné. Internet, ne dispense pas de l’esprit critique. Au contraire, il est plus que jamais nécessaire.


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