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Commentaire de Gérard Ayache

sur Cinq ans après le 11 septembre 2001 : toujours les mêmes questions, toujours les mêmes doutes


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Gérard Ayache Gérard Ayache 8 septembre 2006 11:56

Une des clés de réponse aux interrogations toujours pendantes que suscite le 11-Septembre réside peut-être dans le fait que cet événement a figé l’Histoire.

J’ai proposé aujourd’hui un article qui a été refusé par Agoravox pour des raisons légitimes de centralisation rédactionnelle sur le thème. L’équipe d’Agoravox me propose de le soumettre en commentaire. Le voici donc :

11-Septembre. La fin de l’Histoire

Le 11-Septembre 2001 marquera peut-être, pour les historiens du futur, la date de la sortie de scène de la « grande histoire » l’historia magistra, avec ses périodes d’historicité éclairant l’avenir et ses modèles à imiter. Le 11-Septembre est le moment paroxystique d’émergence de l’événement en train de se faire, de s’historiciser aussitôt et d’être instantanément à lui-même sa propre commémoration, sous l’œil des caméras du monde. Il révèle une nouvelle modalité du temps des hommes : le présent absolu.

Le 11 Septembre, la plupart de nos congénères se souviendront des images de l’effondrement des deux tours jumelles du World Trade Center. Ces images font partie de ce que les psychologues appellent des « mémoires flash » c’est-à-dire des cas où l’on est capable de restituer très précisément ce que l’on faisait au moment où l’on a été soumis au choc des images ou de l’information. Les premières mémoires-flash que l’on connaisse sont celles qui ont trait à l’assassinat du Président Kennedy ; l’événement du 11-Septembre en est une. Toutefois, au-delà du choc des images, extraordinairement amplifié par la machine hyper-informationnelle, le 11-Septembre marque certainement la fin de l’Histoire. Avec un grand H. Quand la planète entière a vu les images des tours du World Trade Center s’effondrer, elle voyait, en direct, l’histoire se faire. Le direct médiatique possède l’immense vertu de condenser en un seul instant -présent- ce qui sera l’histoire et l’avenir.

Le présent a toujours été conçu comme un trait d’union qui ne prenait de sens qu’en vertu de ce que l’on pouvait retenir du passé et ce que l’on pouvait attendre de l’avenir. Or aujourd’hui, le présent est devenu progressivement l’unique horizon. Désormais, il s’autonomise ; le passé n’étant plus la garantie de l’avenir, le présent au moment même où il se fait, se regarde comme déjà historique, comme déjà passé. Il se retourne vers lui-même pour anticiper le regard que l’on portera sur lui, une fois qu’il sera complètement passé.

Le présent absolu n’est pas une frivolité de notre temps ou un caprice des sociétés. C’est la plus éminente conséquence des mutations anthropologiques que nous vivons dans notre époque de grande confusion. Le présent devient le pôle exclusif de nos référentiels, il est chargé de nous déterminer sur un axe qui ne possède plus de sens. Le présent chronophage du passé et de l’avenir ne possède plus de repère temporel. La vie se ramène à un enchaînement d’événements qui n’ont aucune dette avec le passé et rechignent à miser sur l’avenir.

Pour connaître l’Histoire de leur passé, les hommes ont besoin de récits. C’est ce qui construit leur imaginaire social et national. Pour se remémorer les événements du passé, les sociétés inventent un récit, une narration qui les aide à voir d’où elles viennent, ce qui les fonde et où elles vont. Le récit de l’Histoire joue un rôle majeur, souligné par Paul Ricœur, dans la perception de la temporalité. Mettre en intrigue l’Histoire n’est rien d’autre qu’opérer une synthèse des événements historiques racontés dans un sens temporel. Or, Paul Ricœur constate que cette mise en intrigue de l’histoire, dans le sens d’une relation temporelle inscrite dans un récit est, aujourd’hui, particulièrement problématique. En effet, les modèles apportés par le système hyper-informationnel, constitué d’événements temporellement reliés au présent immédiat et inscrits dans un réseau mondial, compliquent la mise en intrigue à travers le récit historique. Alors que le récit historique cherche à reconstituer du temps, en situant les événements dans une logique temporelle, le monde actuel cherche plutôt à détruire le temps et à le ramener à un instant immédiat, sans passé ni futur.

Car le futur aussi se décline maintenant, au présent ; il est là, parmi nous, nous faisant l’épargne de l’imaginer. Le monde entier, le 11 septembre 2001, va découvrir à la télévision, l’irruption de l’impossible dans le champ du possible. Dix jours plus tard, l’explosion d’une usine chimique en plein cœur de Toulouse va parachever la confusion. La catastrophe est possible, au coin de la rue, et les moyens de s’en prémunir sont dérisoires et pathétiques : comment surveiller l’ensemble de l’espace aérien ? Les batteries de missiles sol-air installées à la va-vite au pied des centrales nucléaires françaises semblaient bien inoffensives face à l’horreur possible. Les voisins des usines chimiques ou des installations pétrolières, regardaient d’un autre œil leur environnement urbain. Et si tout cela sautait ? Le temps des catastrophes émergeait dramatiquement sur la scène du présent.

Le philosophe Jean-Pierre Dupuy verra dans l’événement du 11-Septembre et la confusion des esprits qui le suivit, le signe d’une inversion de la temporalité. « La catastrophe, comme événement surgissant du néant, ne devient possible qu’en se ‘possibilisant’ » ; la pire des horreurs devient désormais possible, mais, si elle devient possible, c’est qu’elle ne l’était pas et pourtant, si elle s’est produite, c’est qu’elle était possible. Pour Dupuy, le nœud temporel des catastrophes se situe dans cette apparente contradiction de la logique. Le 11-Septembre participe d’une métaphysique spontanée de la catastrophe, qui dévore l’événement horrible dans un présent normalisé, une impossibilité devenue, par un renversement du temps, possibilité banale. Avant qu’elle ne se réalise, la catastrophe est jugée impossible ; une fois réalisée, elle entre dans le « mobilier » médiatique et dans l’univers conceptuel de la contemporanéité. Cette métaphysique de la catastrophe trouve son terreau d’excellence dans la société hyper-informationnelle qui à la fois allume ses projecteurs sur la catastrophe en train de se réaliser et la dilue aussitôt dans le flot uniforme de l’actualité et dans la torpeur des émotions anesthésiées.

Quand l’impossible se loge dans le présent, qu’il s’actualise, il change de nature et devient un possible éternellement nécessaire, il se transmue en fatalité. Quand l’Histoire est absorbée par le présent immédiat, elle perd son sens et sa direction. Soumise à la dictature de l’immédiat, elle s’immobilise, figée dans un instant éternel.


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