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Commentaire de Henri Masson

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Henri Masson 25 octobre 2007 16:34

Et voici un autre courrier adressé le 24 février 1998 à Thomas Ferenczi, médiateur du Monde et dans lequel je faisais allusion à Daniel Schneidermann :

— 

Monsieur,

Votre article intitulé “Un trop long silence“ et l’avis de Yannick Séité sur le mythe journalistique concernant le droit à l’information - “c’est le nom que la presse a donné à ses désirs“ - trouvent confirmation précisément dans votre quotidien sur un sujet que je connais bien. Ainsi, n’est-il pas paradoxal que, ces derniers mois, CNN ait prêté plus d’attention à l’espéranto que Le Monde depuis des années ? Le lecteur ou téléspectateur n’a-t-il d’autre ressource, pour découvrir la réalité et les possibilités de cette langue internationale, que de passer par l’anglais et par Internet où le seul mot clé « esperanto » livre un grand nombre de sites ? Si oui, Le Monde a-t-il encore sa raison d’être ? S’il est un domaine où Le Monde s’est coupé du monde, c’est bien celui des options possibles pour résoudre les problèmes de communication linguistique dans l’Union européenne et dans les institutions mondiales.

En novembre 1996, j’avais attiré l’attention de Daniel Schneidermann sur l’usage abusif du mot “espéranto” dans un contexte dans lequel il n’avait rien à voir : “... en anglais, langue de l’adversaire et espéranto mondial”. Aucune suite. Est-il possible qu’un journal renommé n’accorde jamais le droit de réponse à des lecteurs qui s’élèvent contre l’usage dévalorisant du mot “espéranto“ dans ses colonnes ? En fait, l’espéranto n’est jamais traité dans Le Monde autrement que par des allusions - négatives - ou par des boutades du genre “l’espéranto a échoué”, “l’échec de l’espéranto”, etc. J’y vois plutôt l’échec de l’information. Le comble est atteint ce mois-ci avec un de vos collègues du Monde de l’Éducation qui, en guise d’introduction à un dossier par ailleurs très bon sur les langues, parle “d’espoirs déçus de l’espéranto“ et, ce qui est grave et totalement faux, laisse entendre qu’il visait le statut de langue unique. Est-il normal que vos collègues et collaborateurs soient aussi ignorants que vos lecteurs, sinon plus, d’un sujet sur lequel les occasions d’informer se font toujours plus nombreuses ? On y trouve certes des articles qui reconnaissent l’impasse linguistique dans laquelle se trouve l’Union européenne, l’intrusion de l’anglais dans le rôle de langue unique, les attaques dont le français fait l’objet, etc. Mais on y tourne en rond. Ce qui est certain, c’est que l’espéranto est toujours bien vivant malgré les faire-part de décès publiés çà et là.

Ancien rédacteur de l’AFP, mon ami René Centassi - hélas disparu depuis peu - avec qui j’ai beaucoup travaillé sur une biographie du père de l’espéranto parue sous le titre L’homme qui a défié Babel (Ed. Ramsay), me confiait parfois sa consternation quand il voyait l’attitude de certains de ses confrères vis-à-vis de l’espéranto. Le fait que je sois un peu plus connu, pas seulement dans le monde de l’espéranto, amène de plus en plus de gens à me confier qu’après avoir écrit à votre quotidien, ils ont l’impression de s’être adressés au Monde... du silence. Ce “trop long silence“, ils le connaissent.

Jusqu’à quand Le Monde considérera-t-il l’espéranto comme une affaire classée, au moment où le professeur Claude Hagège admet l’éventualité d’un débat sur l’opportunité de l’introduire dans l’enseignement, où le professeur Umberto Eco a avoué s’en être moqué puis avoir changé d’avis à son sujet lorsque, pour des raisons scientifiques, il a été amené à faire des recherches, à l’étudier ? Vos collaborateurs se sont-ils interrogés sur leur connaissance du dossier “espéranto” ? Si connaissance il y a, est-elle établie sur l’étude approfondie, le vécu, la comparaison, comme cela se fait pour les autres dossiers, ou sur le ouï-dire ?

En 1996, à Prague, le professeur Robert Phillipson, directeur du département linguistique et culturel de l’Université de Roskilde (Danemark), auteur d’une monographie intitulée “Linguistic Imperialism“, avait assisté avec son épouse, elle-même spécialiste du bilinguisme et des droits linguistiques, comme observateur et intervenant au congrès universel d’espéranto. Il avait avoué une attitude de sa part qui est encore aujourd’hui celle de certains collaborateurs du Monde : “Le cynisme au sujet de l’espéranto a fait partie de notre éducation”. Il avait ajouté, à propos de cette langue : “Le congrès universel a été ma première expérience réelle sur son fonctionnement : expérience d’autant plus frappante que je reviens juste de Hongkong où j’ai pu entendre, lors d’une conférence sur les droits linguistiques, des Asiatiques parler de diverses variantes de l’anglais. D’après mes observations, l’espéranto parlé par des Asiatiques, ici, à Prague, est beaucoup plus coulant, plus décontracté, et ils ont moins de problèmes de prononciation dans cette langue.

Les lecteurs du Monde ne peuvent-ils pas attendre la même honnêteté de ce quotidien ? Le congrès universel d’espéranto se tiendra cette année à Montpellier, du 1er au 8 août. Y a-t-il au Monde des journalistes capables de traiter cet événement avec la compétence et la rigueur que l’on est en droit d’attendre pour tout autre sujet ?

Il n’est pas question de demander au Monde de prendre parti pour ou contre l’espéranto, mais seulement d’être honnête envers ceux qui lui font confiance. Chacun de ses collaborateurs pense sans doute l’être. Mais combien d’entre eux disposent de tous les éléments pour en juger ? Ne sont-ils pas eux-mêmes les premières victimes d’une désinformation ? Ce comportement ne confirme-t-il pas finalement que le mythe du droit à l’information existe bel et bien au Monde, un nom que Le Monde donne à ses désirs et qui est fort éloigné de la réalité ?

Comme le courrier de vos lecteurs en relation à l’espéranto est systématiquement passé sous silence, la publication de cette lettre dans le Service de Presse que je rédige n’est pas exclue.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les distingués.


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