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Commentaire de Henri Masson

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Henri Masson 25 octobre 2007 18:24

Affaire Benguigui (Le Monde) :
Le 8 novembre 1998, j’écrivais la lettre suivante de remerciements au journaliste Roland-Pierre Paringaux suite à la publication d’un article de pleine page qui semblait, enfin, réparer le préjudice, mais nul n’ignore que Le Monde est tombé par la suite dans les mains d’américanolâtres forcenés - Jean-Marie Colombani (« Nous sommes tous Américains ! » — 13 Septembre 2001), et Alain Minc qui préconisait la « marche forcée » vers l’anglais...

— 

Monsieur,

Sans doute avez-vous pris conscience, lors de votre enquête sur l’espéranto, du fait que le sujet est plus vaste qu’on ne le pense trop souvent. Je crois que vous avez eu à coeur de le traiter honnêtement. Si votre analyse paraît ci et là incomplète ou insuffisamment profonde, je pense que c’est à mettre sur le compte du temps qui était compté, de l’espace qui vous était imparti, et surtout de l’impossibilité de pouvoir consulter des documents dans la langue sur laquelle vous deviez enquêter. Un journaliste appelé à traiter d’économie ou de physique nucléaire est habituellement choisi en fonction de sa spécialisation, et il me semble qu’il n’existe pas encore au Monde un journaliste capable de juger l’espéranto sur pièce. Votre tâche n’était donc pas des plus faciles. J’espère que votre article marquera malgré tout un terme au véritable mur du silence qui entourait ce sujet dans un quotidien qui se veut de référence. En effet, pourquoi montrer du doigt les pays où sont interdites les antennes de réception par satellites et, en même temps, entourer de tabous une idée de la communication dans laquelle tous ceux qui l’ont éprouvée - y compris et même surtout des anglophones et des polyglottes - trouvent maintes satisfactions ?

Hormis un article de votre collègue Jean-Pierre Péroncel-Hugoz sur l’UNESCO et l’espéranto, et un autre d’une demi-page paru sous ma signature dans le numéro des 15-16 avril 1979, il n’y a guère eu d’information sur ce sujet dans Le Monde. Si vous pouviez faire une recherche avec le mot clé « espéranto » dans tous les numéros du Monde parus depuis une trentaine d’années, vous seriez sans doute surpris de constater que l’on y trouve souvent ce mot isolé dans un contexte dévalorisant, dans des boutades, et rarement dans des articles ayant un véritable caractère d’information. Vous pourriez par exemple rechercher, dans les années 70, un article publié sur la visite officielle du président de la république d’Autriche, Franz Jonas, à Paris où celui-ci - qui parlait couramment l’espéranto - avait rencontré les espérantistes français à l’Hôtel Crillon. Vous y trouveriez une réflexion désobligeante à l’égard d’un président que le peuple autrichien avait réélu et qui avait appris l’espéranto lorsqu’il était adolescent. Oui, comme vous l’avez écrit très justement en introduction : “L’espéranto attire toujours des jeunes du monde entier“ et ceci malgré tous les obstacles à l’information qui existent autour de cette langue. Internet contribue à rompre ce silence. Les médias peuvent-ils espérer un regain de confiance déjà sérieusement entamée en maintenant des tabous qui sauteront inexorablement ?

Il m’a semblé préférable d’attendre la parution du « Service de Presse » de novembre (ci-joint) pour vous remercier, d’autant plus que j’y mentionne votre article, mais aussi pour vous donner un aperçu des avancées de cette langue. Car en effet, contrairement à ce que vous écrivez à propos de cette diaspora “en perte de vitesse“, il y a bel et bien des avancées même si certains pays, pour des raisons compréhensibles, connaissent une régression qui ne touche pas que l’espéranto. Par exemple le Congo démocratique, qui était l’un des pays africains où l’espéranto était le mieux implanté. Il y a aussi la Russie, mais on peut remarquer une transformation du mouvement et une amélioration en qualité qui finira, compte tenu des facultés de progression rapide de l’espéranto dans des conditions normales, par amener la quantité. Il y a aussi - et ça, c’est plus général - une vision plus équilibrée du rôle de l’espéranto qui, trop souvent, a été confiné dans un idéalisme sans prise réelle avec la réalité. On ne peut nier que des espérantistes aient une part de responsabilité, mais une analyse de cette situation demanderait de longs développements et surtout une meilleure connaissance de l’histoire de l’espéranto. Il me paraît important de souligner que la progression de cette langue a été entravée essentiellement par des atteintes aux droits de l’homme (peut-être serait-il bon de le rappeler à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme), et il existe à cet égard un ouvrage que tout chercheur ou journaliste appelé à traiter le sujet de l’espéranto devrait lire : « La danĝera lingvo » (la langue dangereuse), par Ulrich Lins, qui est paru aussi en allemand (« Die gefährliche Sprache », Bleicher Verlag) et en japonais.

Ces avancées sont vérifiables :
- progression du nombre de radios qui émettent en espéranto et de la durée des programmes (voir le site http://osiek.org/aera),
- progression du nombre de livres publiés autour de l’espéranto en édition de librairie depuis le “Que sais-je“ n° 1511 et la méthode Assimil en 1973 jusqu’à cette année : deux chez L’Harmattan en 1994 et 1998, un chez Ramsay en 1995. Avant, c’était le silence total,

- progression du nombre d’établissements d’enseignement supérieur où l’espéranto est enseigné à titre officiel,
- progression du nombre de thèses ayant l’espéranto comme sujet,
- progression dans l’édition manuels et de dictionnaires pour apprendre l’espéranto à partir de langues autres que les langues de grande diffusion. Le Service de Presse ci-joint fait état de la parution de manuels pour Ouzbeks et Coréens. Il faut savoir par exemple qu’un dictionnaire Esperanto-Swahili n’est paru qu’en 1996, et il existe beaucoup d’exemples semblables. Aux États-Unis, on ne trouve le « Comprehensive English Esperanto Dictionary » de Peter Benson (First Edition) que depuis 1995. Cette année, une terminologie de médecine chinoise en quatre langues (chinois, anglais, français, espéranto) est parue à Pékin. Comme vous pouvez le lire aussi, un groupe de travail fondé à Chicago prépare une terminologie de l’aviation en espéranto. La progression de l’informatique et d’Internet permet aujourd’hui la compilation et la remise à jour rapides de dictionnaires. Le « Plena Ilustrita Vortaro de Esperanto » (édité à Paris par SAT), sorte de «  Petit Larousse » de l’espéranto, n’est paru dans sa première édition qu’en 1970 ; il a reçu un supplément de remise à jour par la suite et une refonte doit paraître en l’an 2000. SAT-Amikaro, qui a réédité le « Grand Dictionnaire Esperanto-Français » en 1994, travaille sur une réédition du Dictionnaire Pratique Français-Espéranto/Espéranto-Français à paraître aussi en l’an 2000.
- Lancé par votre confrère Stefan Maul, directeur de la section politique du quotidien allemand « Augsburger Allgemeine », le magazine « Monato » n’existe que depuis 1980. Il est lu dans 65 pays et a un réseau de 100 collaborateurs permanents dans 45 pays. Stefan Maul est l’actuel président de l’association mondiale des journalistes espérantistes et c’est sans aucun doute l’une des personnes qu’il serait intéressant d’interviewer pour d’éventuelles suites à votre enquête : <[email protected]>.

J’apprends ce matin, par un communiqué de « Ret-info » (sorte d’agence d’information sur l’espéranto établie à Budapest et dont la fondation est récente) qu’une filiale de l’Académie Internationale des Sciences de Saint Marin, elle aussi de fondation relativement récente, dont la principale langue de travail est l’espéranto et qui a un Prix Nobel en son sein (Reinhard Selten, sciences économiques 1994), va s’établir à Mexico (il y en a déjà dans divers pays). Il y a donc une multitude de faits et d’initiatives sans précédent dans l’histoire de l’espéranto, et une autre page du Monde ne suffirait pas pour en faire le tour. Au vu des informations que je collecte régulièrement sur l’espéranto, il y aurait largement la matière à une page hebdomadaire sur l’espéranto dans votre quotidien...

J’espère en tous cas que Le Monde s’attachera désormais à être vraiment le quotidien de référence, y compris pour ce qui touche l’espéranto.

Avec mes excuses d’avoir été si long et mes remerciements les plus sincères.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Henri Masson

Secrétaire Général de SAT-Amikaro Coauteur de L’homme qui a défié Babel (Éd. Ramsay)

— 

Remarque à propos de Franz Jonas, mentionné dans cette lettre : Lors d’une visite officielle à Paris, le 22 mars 1972, le président Jonas avait réservé un instant pour une délégation de trois espérantistes français (dont Roland Grandière pour SAT-Amikaro) à l’Hôtel Crillon, où se tenait une réception avec de nombreux ambassadeurs étrangers, ministres et journalistes. A la grande surprise de tout ce beau monde, il avait eu l’audace de parler en espéranto, comme à des amis de longue date, avec ces trois représentants. Il avait manifesté de l’intérêt pour la situation de la langue en France, en particulier auprès des jeunes. Dans son numéro du 25 avril 1974, après la mort du président (le 24.4), le correspondant à Vienne du « Monde » n’avait rien trouvé de mieux que de faire une allusion désobligeante à son « goût immodéré pour l’espéranto ». Une allusion du même tonneau était déjà parue dans le numéro de ce quotidien après la visite du président à Paris.

Extrait — toujours d’actualité — du discours prononcé en espéranto par le président Jonas lors de l’ouverture du congrès universel d’espéranto qui s’était tenu à Vienne en 1970 :

« Bien que la vie internationale devienne toujours plus intense, le monde officiel perpétue les vieilles et inadéquates méthodes de compréhension linguistique. Il est vrai que la technique moderne contribue à faciliter la tâche des interprètes professionnels lors des congrès, mais rien de plus. Leurs moyens techniques sont des jouets inadaptés par rapport à la tâche d’ampleur mondiale à accomplir, c’est-à-dire s’élever au-dessus des barrières entre les peuples, entre des millions d’hommes. »


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