L’épigénétique prend le pouvoir
La biologie fait sa révolution : l’épigénétique remet en question la place centrale de l’ADN pour s’intéresser aux bizarreries que la génétique ne peut pas expliquer.
Et si la génétique se trouvait à l’aube d’une révolution aussi majeure que celle vécue par la physique classique lorsque Einstein vint y mettre son grain de sel relativiste ? Une sorte « d’âge quantique » de la biologie moléculaire où l’ADN ne seraitplus lapièce maîtresse de la machinerie cellulaire mais un acteur parmi d’autres ?
C’est la conviction qui s’impose à grande vitesse dans les laboratoires à travers le monde. S’affranchissant de la pensée dominante en vogue depuis la découverte de la double hélice par Watson et Crick il y a un demi-siècle, une nouvelle école de pensée répondant au nom d’épigénétique a surgi. Son credo : l’ADN n’explique pas tout et son étude ne suffit pas à comprendre comment un organisme se construit et comment il évoluera sa vie durant.
Zut ! seriez-vous tentés de soupirer. Déjà que nous avions du mal à ingurgiter les fondements de la génétique et à comprendre le rôle attribué à l’ADN... Faudrait-il tout reprendre à zéro et considérer que nos connaissances en ce domaine ne valent plus rien ? Non, bien sûr. Le cadre génétique tel que défini ne s’effondre pas avec l’arrivée de l’épigénétique. Il s’enrichit juste extraordinairement, prend du recul par rapport à la molécule d’ADN et élargit le champ d’observation pour s’intéresser aux autres molécules présentes dans la cellule. Ce faisant, il permet d’expliquer des faits dérangeants qui, jusqu’à présent, avaient été glissés sous le tapis parce qu’ils ne collaient pas avec la théorie du « tout-ADN ».
Mais qu’appelle-t-on exactement épigénétique ? Littéralement, le terme désigne l’étude des changements héréditaires dans la fonction des gènes sans qu’il y ait pour autant modification de la séquence ADN des gènes en question. En gros, l’épigénétique s’intéresse à toutes ces choses bizarres que la génétique ne sait pas expliquer.
Et des incohérences, il y en a beaucoup. Par exemple, pourquoi deux vrais jumeaux, au génome pourtant strictement identique, ontils des destins différents et ne sont pas sujets aux mêmes maladies ? Pourquoi le clonage d’un chat donne-t-il un chat avec un pelage différent ? De quelle façon l’alimentation de la mère peut-elle jouer un rôle sur la survenue du diabète de son enfant ? Ou comment expliquer que les petits-enfants d’hommes confrontés à la famine dans la Suède du milieu du XIXe siècle aient vécu plus longtemps que ceux d’hommes convenablement nourris durant leur enfance ? L’enjeu de l’épigénétique est donc non seulement fondamental, puisqu’il concerne la compréhension de ce qui définit un être vivant, mais il a également de véritables répercussions en médecine : cancer, diabète, schizophrénie sont des maladies dont la composante épigénétique s’affirme ainsi de plus en plus.
Autre exemple de pathologie à suivre, la phénylcétonurie. Diagnostiquée précocement à l’aide d’un test prénatal, cette maladie génétique rare engendre des désordres cognitifs sévères. Or, entre plusieurs porteurs du gène défectueux, le profil d’expression de la maladie apparaîtra très différent. Certains seront très malades, d’autres beaucoup moins. La différence ? L’alimentation qui, à elle seule, est capable de modifier la destinée tragique à laquelle conduit ce gène défectueux. Par quel miracle la nourriture parvient-elle à détourner le cours de l’inexorable torrent génétique ? Avant d’y répondre, un petit détour par les fondamentaux : l’ADN est la molécule contenue dans le noyau de nos cellules et sur laquelle sont inscrites grosso modo 30 000 instructions qui seront décodées par la machinerie génétique pour donner les protéines, et partant, l’intégralité des constituants qui font de nous ce que nous sommes. Il y a encore quelques années, on pensait que l’équation de la vie se résumait à une formule dont la simplicité faisait la beauté : chaque gène sur l’ADN est transcrit en une molécule équivalente, l’ARN, qui, elle-même, sera traduite en une protéine. Or, on sait aujourd’hui que rien n’est plus faux. Car, chaque gène ne code pas pour une mais pour une quinzaine de protéines. Qui plus est, il existe des portions d’ADN qui seront transcrites en ARN, sans production de protéines à la clé. Ces portions d’ADN sont comprises dans des régions que jusqu’à tout récemment on balayait d’un revers de main, les qualifiant d’« ADN poubelle ». « Or ces « déserts génétiques » comptent tout de même pour 98% de la totalité de la molécule d’ADN et se révèlent en réalité tout ce qu’il y a déplus actif, décrit Jérôme Cavaillé (CNRS de Toulouse). Au total, on estime entre 25 000 et 30 000 ces portions qui débordent du cadre génétique. » Soit autant que le nombre de gènes « officiels ». L’idée étant que ces 30 000 ARN ont une fonction aussi importante que les gènes eux-mêmes puisqu’ils activeraient ou inactiveraient ces derniers en fonction des circonstances et de l’environnement.
L’ARN comme régulateur des gènes, voilà qui est nouveau et fait de cette molécule longtemps négligée un acteur clé de l’épigénétique. Il en existe deux autres avérés, les étiquettes méthyles et les histones, décrits dans les pages suivantes. Mais rien ne dit qu’il n’existe pas d’autres acteurs qui oeuvrent dans l’ombre et dont le rôle n’a pas encore été défini. Pour Andras Paldi, du Généthon d’Evry, le meilleur exemple de l’importance de l’épigénétique est la différenciation cellulaire : « En effet, bien que toutes les cellules de notre corps comportent la même version delà molécule d’ADN et les mêmes instructions, il n’y a pourtant aucun rapport entre une cellule musculaire, une cellule hépatique et un globule blanc. Preuve que la construction d’une multitude déformes est possible avec un seul et même génome et que les règles ne sont pas directement codées dans l’ADN. » Dans la comparaison classique de l’ADN comme étant « le grand livre de la vie », l’épigénétique se retrouve ainsi être le lecteur qui décide quels passages de ce mode d’emploi lire et lesquels ignorer.
Historiquement, on pourrait dire que l’ADN, avec sa forme si parfaite en double hélice, et par la définition simple, voire simpliste, qu’il apportait des processus vivants, a été l’arbre qui cachait la forêt. A trop se focaliser dessus, on a oublié qu’il n’était qu’une des milliers de molécules contenues dans la cellule. « A l’origine, raconte Andras Paldi, la génétique est née de la tentative d’expliquer la permanence des formes en fonction des générations. Pourquoi un individu ressemblait à ses parents et héritait de ses caractères et maladies. Comment lier le phénotype (ce que l’on observait) et le génotype (ce qui déterminait le phénotype) . A ce moment, le « gène » n’était qu’un outil conceptuel. Ce n’est que bien plus tard, avec les progrès technologiques que cet outil conceptuel prit la forme d’une substance chimique, l’ADN. Dur d’accepter qu’après cinquante ans de biologie moléculaire, nous ayons enpartiefaux. Ce qui commence à se passer maintenant est un recadrage de notre vision, une sorte de retour en arrière salutaire qui nous ramène aux premiers temps de la génétique, avant que celle-ci ne soit entièrement synonyme d’ADN. »
C’est donc un regard totalement neuf que propose l’épigénétique. Une manière de considérer le vivant comme un système complexe et ouvert soumis à des régulations perpétuelles. « L’ADN est une molécule statique, comportant une séquence écrite une bonne fois pour toutes, dit Pierre Sonigo (laboratoire Bio-Rad). Pour une ville, ce serait l’équivalent d’un annuaire téléphonique. Il renseigne sur le nombre d’habitants, leur fonction, mais ne dit absolument rien sur le fonctionnement de la ville car il ne propose qu’une vision réductionniste et statique. Aujourd’hui enfin, nous apprenons à considérer les effets de l’espace et du temps. »
En somme, ce qui a énormément progressé, c’est la prise en compte de la complexité dans les processus du vivant. L’ensemble n’est pas la somme des parties. Le comportement vivant n’est pas linéaire et ne peut se résoudre à une série de codes sur la molécule d’ADN. Il faut comprendre la logique interne de fonctionnement. Et Andras Paldi de poursuivre : « Il n’y a pas une cause de départ mais une causalité en réseau où chaque composant est à la fois cause et conséquence. Face à un changement de l’environnement, nous avons une réponse de l’ensemble du système et pas une réponse qui serait déjà préprogrammée à l’intérieur de l’ADN. »
Avec l’arrivée de l’épigénétique, la biologie moléculaire est enfin remise sur les bons rails. Geneviève Almouzni, de l’institut Curie à Paris, en témoigne : « On assiste à une véritable montée en puissance. De confidentiel, il y a encore six, sept ans, la thématique a gagné du terrain grâce à la mobilisation de la communauté scientifique et au travail fait au niveau européen avec la constitution du réseau Epigénome. »
Difficile de prédire où nous emmènera cette nouvelle biologie. Pour reprendre l’analogie avec la révolution einsteinienne, cette dernière a mis du temps avant de prouver son utilité. Intuitivement, elle reste incompréhensible. Nous continuons d’ailleurs à l’ignorer dans notre vie de tous les jours, et la logique newtonienne nous suffit largement pour construire des ponts ou faire voler des avions. Dans le même ordre d’idées, il y a fort à parier que l’on continuera à se servir de l’ADN comme d’un outil, pour établir un diagnostic par exemple ou confondre un criminel. Pourtant, l’épigénétique fait déjà ses preuves en thérapeutique (lire p. 61). Elle permet d’expliquer certaines inconnues de la génétique ou de mieux comprendre les effets de l’environnement, notamment de l’alimentation, sur notre corps. Mais nous n’en sommes qu’au tout début de l’exploitation de ses possibilités. D’ailleurs, la théorie relativiste n’a eu aucune utilité durant longtemps, à part celle d’exploser le cadre de notre compréhension de l’Univers. Aujourd’hui, les GPS ne peuvent s’en passer.
Fialement, pour nous conduire dans la compréhension de l’extraordinaire complexité et multiplicité du vivant, l’épigénétique apparaît aujourd’hui comme le plus puissant des guides.
Lexique
ADN : acide désoxyribonucléique. Molécule présente dans toutes les cellules vivantes et support de l’hérédité, compactée en chromosome. Les instructions qu’elle contient sous forme de séquences de nucléotides constituent le génome.
ARN : acide ribonucléique. Molécule similaire à l’ADN à quelques différences près. Présent sous une grande variété de formes dans la cellule, il remplit une multitude de fonctions.
EPIGENETIQUE : branche de la biologie qui étudie les modifications de l’expression des gènes sans qu’il y ait changement dans la séquence nucléotidique. Les changements épigénétiques contrôlent la gestion de l’information génétique et sont en partie sous l’influence de l’environnement.
GENOME : ensemble du matériel génétique d’un individu porté par son ADN (ou l’ARN chez certains virus). Notre génome contiendrait 30 000 portions d’ADN codant pour la fabrication de protéines, et peut-être autant codant pour des fonctions régulatrices.
GENOTYPE : composition des gènes pour un caractère phénotypique donné.
PHENOTYPE : ensemble des caractéristiques anatomiques, physiologiques et morphologiques observables d’un individu. Un phénotypeest le résultat de la conbinaison du génotype, de l’influence de l’environnement et de l’épigénétique.
SEQUENCAGE : opération consistant à déterminer l’ordre d’enchaînement des constituants d’une molécule biologique : l’ADN avec les nucléotides qui la constituent, les protéines et leurs suites d’acides aminés, la succession de sucres des polysaccharides, etc.
Hervé Ratel
Sciences et Avenir
24/09 19:40 - Labrique Baudouin
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