Cadres malheureux, je me sens obligé de recadrer le débat.
De progrès en promotion, vous avez perdu le peu que vous aviez, et gagné ce dont personne ne voulait. Vous collectionnez toutes les misères et toutes les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé, vous n’en ignorez que la révolte.
Vous ressemblez beaucoup aux esclaves, parce que vous êtes généralement parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses, malsaines et lugubres ; mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût ; mal soignés dans vos maladies sans cesse renouvelées, continuellement et mesquinement surveillés ; entretenus dans l’analphabétisme modernisé et les superstitions qui correspondent aux intérêts de vos maîtres.
Vous êtes transplantés loin de vos provinces ou de vos quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente.
Vous n’êtes que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles.
Vous mourrez par série sur les routes, à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient vos aliments, à chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d’un décor dont vous essuyez les plâtres.
Vos éprouvantes conditions d’existence entraînent votre dégénérescence physique, intellectuelle, mentale.
Séparés entre vous par la perte générale de tout langage adéquat aux faits, perte qui vous interdit le moindre dialogue ; séparés par votre incessante concurrence, toujours pressée par le fouet, dans la consommation ostentatoire du néant, et donc séparés par l’envie la moins fondée et la moins capable de trouver quelque satisfaction, vous êtes même séparés de vos propres enfants, naguère encore la seule propriété de ceux qui n’ont rien.
Alors, si l’on met de côté votre surplus de fausse bonne conscience, et votre participation double, ou triple, à l’achat des pacotilles désolantes qui recouvrent la presque totalité du marché, on voit bien que vous ne faites que partager la triste condition de la grande masse des salariés d’aujourd’hui.
Et c’est d’ailleurs dans l’intention de faire oublier cette enrageante trivialité, que beaucoup ici se déclarent gênés de vivre si bien alors que le denuement accable leurs lointains contemporains...
Serviteurs surmenés du vide, le vide vous gratifie en monnaie à son effigie.
Notre époque n’en est pas encore venue à dépasser la famille, l’argent, la division du travail, et pourtant, on peut dire que pour vous, la réalité effective s’est presque entièrement dissoute, dans la simple dépossession.
Vous qui n’aviez jamais eu de proie, l’avez lâché pour l’ombre.
Non, décidément, je n’arrive pas à vous plaindre.