Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites : quand le travail que l’on obtient, ou les biens de consommation auxquels on a accès, sont d’un niveau bien supérieur à ce que l’on avait avant ou à ce dont on pensait qu’on allait avoir à se contenter, on les apprécie davantage que si l’on a toujours vécu avec.
Cependant, deux choses.
D’abord, il y a depuis longtemps un tel matraquage consumériste, que l’on est spontanément poussé à être insatisfait de ce que l’on a et à vouloir toujours plus. Il y a des esprits forts, des indifférents, ou des gens qui réfléchissent, mais, à part pour eux, le spectacle quotidien de ce mieux-à-avoir pourrait rendre aigri.
Mais ce n’est pas ça qui se passe. Les gens espèrent être propriétaires même s’ils n’en ont pas les moyens, avoir une voiture puissante pour ne pas partir en week-end, et ils font ce qu’il faut pour. Cela les rend dépendant, les empêche de faire la grève ou la révolution, mais cela ne les rend pas aigris : au contraire, cela leur donne des buts. Et avoir des buts, dans la vie, ça apaise. On peut, comme je le fais, regretter le conditionnement délibéré qui conduit à choisir ces valeurs, mais ce n’est pas de ce malheur-là dont je parle.
C’est mon deuxième point : la souffrance dont je parle, et qui, de mon point de vue, contribue à diminuer l’efficacité de nos entreprises, est une souffrance morale, induite par des techniques de management mises en place, prétendument, pour augmenter justement notre productivité. Mais ces techniques jouent sur le court terme, et sont en fait idiotes parce qu’elle méprisent l’homme. Pour faire simple, elles s’établissent sur des observations de groupes, les effets immédiats de tel type d’intervention, les ressorts de la "communication d’influence", etc. Mais aucune étude ne vient relayer, en après-coup, les effets psychologiques, sur les populations de salariés, de cette manipulation. Effets qui envahissent en revanche les cabinets médicaux et psychiatriques. Pour un "nouveau" manager, un salarié efficace qui tombe malade, c’est une branche qui s’avère être plus faible que ce que l’on pensait, et son départ est donc souhaitable . La responsabilité du management dans la maladie n’est jamais prise en compte par la manager lui-même.
Pour deux raisons : on sait que l’observateur fait partie de l’observation, même en science. Mais dans les sciences humaines, il faut une certaine humilité pour accepter de s’attribuer la responsabilité d’un échec qui n’est pas la conséquence d’une mauvais utilisation des principes mais, peut-être, des principes eux-mêmes.
Ensuite, pour un manager, le reconnaître, ce serait admettre sa possible inutilité, voire sa nocivité. Autant signer sa propre feuille de licenciement...
Je fais un parallèle avec les contrôleurs de gestion : un contrôleur qui fait un bilan et qui dit " Tout va bien, votre entreprise va très bien, ne changez rien". S’il s’agit d’un audit, à la limite, ça peut passer, et encore, est-ce que cela va justifier ses émoluments élevés aux yeux du commanditaire, pas sûr. Mais s’il est salarié, là, ça craint pour pour lui. Donc il va trouver des choses qui ne vont pas, et c’est le salarié qui va devoir supporter les conséquences de ses trouvailles.
Je caricature, mais pas tant que ça : il y a plus haut, dans les témoignages, des exemples de cette souffrance induite, qui nuit au bonheur global de la population (et je ne parle pas du fait que travailler c’est dur. On peut s’accomplir dans un travail très pénible, ou très difficile, ou très prenant, si cela a un sens.) mais aussi à la productivité de nos entreprises, ce qui est quand même un comble !