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Commentaire de Pierre

sur Adieu Marie-Claude Lorne ! Quand l'université amène au suicide une jeune et brillante philosophe


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Pierre 29 octobre 2008 23:25
Merci à vous Bernard de nous avoir informé de cette histoire terriblement triste.
 
J’ai été universitaire et enseignant en philosophie pendant de longues années. On peut dire très généralement que dans les pays occidentaux la discipline est divisée, depuis des décennies, en deux camps : celui de la philosophie analytique et celui de la phénoménologie. La philosophie analytique, dont les origines remontent aux travaux logico-sémantiques du logicien allemand Gottlob Frege (1848-1925) et qui se déploie dans les travaux de Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein, John Austin et John Searle, pour ne citer que quelques représentants de cette tendance, est essentiellement une philosophie du langage, c’est-à-dire de ses dimensions sémantiques, syntaxiques et pragmatiques, tous des phénomènes parfaitement publics. La phénoménologie, en revanche, dont la paternité revient au philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938), est d’abord une philosophie de la conscience et de ses contenus (quoiqu’elle subisse un infléchissement pratique dans l’ouvrage principal de Martin Heidegger, L’être et le temps (1927), pour devenir fortement historisante dans les travaux du second Heidegger), phénomènes à caractère plutôt privé.
 
En France, la phénoménologie, particulièrement dans sa version heideggérienne, a dominé la scène depuis Levinas, Sartre, et Merleau-Ponty ; on citera Jean-Luc Marion, Jocelyn Benoist, Jean-François Courtine, Françoise Dastur, Renaud Barbaras comme des représentants contemporains de cette tendance. La pratique de la philosophie en France se distingue par son provincialisme : elle a mis des décennies et opposé grande résistance à se familiariser avec les acquis de la philosophie analytique et de la logique moderne, sans compter les leçons de la sociologie de Max Weber et celles, en philosophie politique, d’un auteur éminemment français tel que Alexis de Tocqueville. On trouve maintenant des philosophes en France qui maîtrisent la philosophie du langage et la logique, tels Jacques Bouveresse, Vincent Descombes, François Récanati, Sandra Laugier, Pascal Engel, Pierre Wagner ou Joëlle Proust. Il reste cependant un fond non négligeable d’animosité et de mésentente entre les deux camps. Les philosophes qui lisent, relisent et commentent Husserl et Heidegger éprouvent beaucoup de peine à comprendre la différence entre la logique aristotélicienne et la logique de type frégéenne, les innovations conceptuelles, la portée et la pertinence philosophiques de la philosophie du langage de type analytique.
 
Etant donné cette situation, on se demandera naturellement si cette inimitié et les préjugés qui l’accompagnent chez les phénoménologues ont joué un rôle dans la décision de refuser la titularisation à Marie-Claude Lorne, qui manifestement était un esprit qui avait réussi à se déprendre du provincialisme philosophique.

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