L’idéologie anglo-saxonne, toujours un peu prédicatrice, distinguait les pauvres immoraux et les deserving poor — les pauvres méritants — dignes de la charité. À cette justification éthique est venue s’ajouter ou se substituer une justification intellectuelle. Les pauvres ne sont pas seulement immoraux, alcooliques, corrompus, ils sont stupides, inintelligents. Dans la souffrance sociale, entre pour une grande part la misère du rapport à l’école qui ne fait pas seulement les destins sociaux mais aussi l’image que les gens se font de ce destin (ce qui contribue sans doute à expliquer ce que l’on appelle la passivité des dominés, la difficulté à les mobiliser, etc.). Platon avait une vision du monde social qui ressemble à celle de nos technocrates, avec les philosophes, les gardiens, puis le peuple. Cette philosophie est inscrite, à l’état implicite, dans le système scolaire. Très puissante, elle est très profondément intériorisée. Pourquoi est-on passé de l’intellectuel engagé à l’intellectuel « dégagé » ? En partie parce que les intellectuels sont détenteurs de capital culturel et que, même s’ils sont dominés parmi les dominants, ils font partie des dominants. C’est un des fondements de leur ambivalence, de leur engagement mitigé dans les luttes. Ils participent confusément de cette idéologie de la compétence. Quand ils se révoltent, c’est encore, comme en 33 en Allemagne, parce qu’ils estiment ne pas recevoir tout ce qui leur est dû, étant donné leur compétence, garantie par leurs diplômes. (Bourdieu)