Comme sur tant d’autres sujets, on ne s’étonnera pas de trouver dans la Bible des arguments pouvant convenir aux idéaux pacifistes aussi bien qu’aux stratégies plus ou moins extrêmes des gens qui prônent le recours à la violence. Les pacifistes pourront invoquer, pour l’Ancien Testament, les nombreuses dénonciations de la violence faites par les prophètes, doublées de leurs sublimes visions et promesses de paix – on pense notamment à Isaïe – et, pour le Nouveau Testament, la non-violence de Jésus et son discours inaugural proclamant la béatitude des « doux » et des « artisans de paix », de même que ses innombrables invitations au pardon. Quant aux partisans de la violence, ils n’auront – hélas ! – aucune difficulté à trouver des récits ou des législations qui semblent approuver sans réserve leur option. Le discours biblique sur la violence est donc ambivalent. Mais peut-être que cette ambivalence peut justement nous aider à entrevoir certaines solutions.
La violence qui fait problème
Le premier problème n’est pas tant qu’il y ait de la violence dans la Bible, mais qu’il y en ait trop. De la Genèse à l’Apocalypse, du meurtre de Caïn aux assauts sanguinaires de la Bête, en passant par la mise à mort de Jésus et celle d’Etienne, on ne compte plus les pages qui sont tachées de sang. Rares, en effet, sont les livres bibliques qui sont complètement affranchis de toute trace de violence : le Cantique des Cantiques et Ruth pour l’Ancien Testament et la plus grande partie des Evangiles, ainsi que certaines épîtres de Paul et de Jean pour le Nouveau Testament. En dehors de quelques exceptions, il faut bien reconnaître que la violence est inscrite pratiquement partout dans la Bible, jusque dans les Psaumes et certains passages de l’Evangile. On peut donc parler de son omniprésence, et de son caractère multiforme : meurtres fratricides, violences domestiques (sexuelles ou autres), guerres de conquête, peine capitale, manigances et représailles politiques, vengeances diverses, etc.
Un deuxième problème est celui de l’excès dans la violence. On peut déjà en prendre la mesure dans le cri sauvage de Lamek : « Oui, j’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. Oui, Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek soixante-dix-sept fois. » (Genèse 4, 24). L’instauration de la loi du talion (« œil pour œil, dent pour dent... », Exode 21, 24 et Lévitique 24, 20), plaidant pour la retenue quand il s’agit d’obtenir réparation, ne fait que confirmer l’existence de débordements et de dérives en matière de représailles que, de toute façon, la loi en question n’arrivera pas à empêcher. C’est bien de débordement dont il faut parler à propos, par exemple, de la réaction de Siméon et de Lévi qui, pour venger l’affront fait à leur sœur Dina, tuent l’ensemble de la population mâle de Sichem (Genèse 34), et des exploits successifs de Samson, de Saül et de David qui tuent les Philistins par milliers et par dizaines de milliers (Juges 15-16 et 1 Samuel 18, 7). Débordement aussi, sur le mont Carmel, du prophète Elie qui égorge les quatre cent cinquante prophètes de Baal (1 Rois 18, 40), et enfin des juifs de Suse-la-Citadelle qui, après avoir échappé aux projets funestes de Haman, exécutent plus de soixante quinze mille ennemis (Esther 9). Même si les chiffres sont nettement exagérés, la violence racontée, réelle ou imaginaire, dépasse toute mesure et ne saurait recevoir l’assentiment du lecteur.
Justification thélogique
L’horreur ne consiste pas seulement dans le nombre de tués. Il y a aussi la manière. A ce chapitre, la palme de l’horreur revient sans doute au traitement qu’un lévite de Bethléem réserve à sa concubine (Juges 19) : il la livre une nuit entière aux plus bas instincts d’une bande de vauriens et, l’ayant trouvée morte, la découpe « en douze morceaux qu’il envoya dans tout le territoire d’Israël » (Juges 19, 29). Le narrateur a beau multiplier les appels à la réflexion, on se demande s’il peut sortir quelque chose de bon d’une pareille horreur.
Le plus grave problème cependant est d’ordre théologique. Que la violence soit racontée dans la Bible, passe encore. Mais qu’elle soit accompagnée d’une justification ou d’une récupération théologique, voilà qui pose un immense problème. On aurait tort de le régler hâtivement en disant qu’il s’agit de textes appartenant à une époque ou à une culture révolues, ou encore que les faits racontés ne se sont pas passés ainsi ou même qu’ils n’ont jamais eu lieu. Ces récits font partie de la Bible et se réclament d’un ordre ou d’une approbation donnés par Dieu (voir les guerres de conquête et d’installation en Canaan : Nombres, Josué, Juges), quand elles ne sont pas carrément revendiquées par Dieu : « Alors que moi, j’avais détruit devant eux l’Amorite... » (Amos 2, 9). Peut-on accepter que pour tenir sa promesse à Abraham et sauver le peuple qu’il s’est choisi, Dieu doive tuer tous les premiers-nés des Egyptiens (Exode 12, 29-30) ou encore qu’il lui faille « anéantir » l’Amorite, le Hittitte, le Perizzite, le Cananéen, le Hivvite et le Jébuséen (Exode 23, 23 ; voir aussi Deutéronome 20, 16-17 et Josué 24, 8) ? Voilà le plus grand scandale sur la violence dans la Bible. Dans un contexte de montée des fondamentalismes religieux, il faut impérativement se prémunir contre une lecture de tous ces textes au premier degré. Certes, on ne trouve rien de semblable dans le Nouveau Testament. Mais l’image de Dieu reflétée dans certaines paraboles comme celles des vignerons homicides (Marc 12, 1-11), des talents (Matthieu 25, 14-30), du festin nuptial (Matthieu 22, 1-14) et du débiteur impitoyable (Matthieu 25, 23-25), mettant en scène un roi ou un maître de maison qui fait périr les uns et rejette les autres, a quelque chose de dérangeant, tant elle contraste avec l’image plus constante d’un Dieu de patience et de miséricorde dans les autres paraboles de Jésus.
Le problème de la violence est loin d’être simple, que ce soit pour les auteurs de la Bible ou pour nous, lecteurs du XXIe siècle. D’ailleurs, il n’est pas toujours facile de voir de quel côté se situent les narrateurs dans ces récits. Car violence racontée ne veut pas nécessairement dire violence approuvée. Plus que tout autre texte, les textes bibliques « violents » doivent être examinés avec beaucoup de précaution et soumis à la critique de passages – beaucoup plus nombreux – qui la dénoncent ou proposent des voies alternatives.
Paradoxalement, la difficulté que présente le grand nombre de passages bibliques impliquant de la violence peut devenir une opportunité salutaire, la Bible nous permettant de mieux la nommer et, par conséquent, d’y faire face. La violence est un problème réel, qu’il faut savoir reconnaître. En ce sens, une certai-ne image de la Bible et une liturgie qui fait l’impasse sur pratiquement tous les passages brutaux nous dispensent de réfléchir sur ce problème autour de nous et en nous. Comment pourrait-on remédier à quelque chose qu’on ne veut pas voir ? Les incidents cités en première partie de cet article parlaient principalement des actes de violence et de leurs auteurs. Mais qu’en est-il des victimes de ces actes ? Là-dessus, il faut reconnaître que la Bible réserve une part plus qu’importante à leur point de vue. C’est le cas des Psaumes, qui déclinent la violence subie par les justes, les pauvres et les petits, qui font appel à la justice de Dieu ou en célèbrent l’accomplissement : « Vois mes ennemis si nombreux, leur haine et leur violence. Garde-moi en vie et délivre-moi ! » (Psaume 25, 19-20) ; « Tu me fais triompher de mes agresseurs, et tu me délivres d’hommes violents » (Psaume 18, 49). C’est le cas aussi du livre de Job, dont le héros va même jusqu’à reprocher à Dieu de le prendre pour cible : « Si je crie à la violence, pas de réponse, si je fais appel, pas de justice. Il a barré ma route pour que je ne passe pas... Sa colère a flambé contre moi, il m’a traité en ennemi » (Job 19, 7-8.11). Enfin et surtout, peut-on imaginer protestation plus saisissante contre les horreurs et les ravages de la guerre que celle des victimes des invasions babyloniennes à Jérusalem en 597 et 587 qui retentit dans le livre des Lamentations ? Le premier mot et titre du livre en hébreu, Comment !, est sans doute le seul que puissent prononcer toutes les victimes de guerres et de génocides, d’hier à aujourd’hui.
Dénonciations unanimes
C’est un fait connu que les prophètes, en particulier les prophètes écrivains, depuis Amos au VIIIe siècle jusqu’à Malachie au Ve siècle, ont été unanimes à dénoncer la violence, aussi bien celle des ennemis que celle sévissant à l’intérieur des communautés d’Israël et de Juda : « Ils n’ont pas le sens de l’action droite, ces entasseurs de violences et de rapines dans leurs palais. » (Amos 3, 10). On notera aussi que l’idéal de sagesse proposé dans les Proverbes exclut tout acquiescement à ces actes : « Ne jalouse pas le violent et n’adopte aucun de ses procédés. » (Proverbes 3, 31 ; voir aussi 4, 14-17 ; 13, 2). Chez les prophètes, l’alternative repose avant tout sur le respect du droit et de la justice ainsi que sur la compassion envers les pauvres (Amos 5, 24 ; Michée 6, 8 ; Isaïe 58, 6-7 ; Jérémie 7, 3-5). Elle se traduit également par une espérance indestructible en une paix qui mettra fin à toutes les violences : « Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances, il feront des serpes. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre. » (Isaïe 2, 4). Cette citation figure toujours en bonne place aux quartiers généraux des Nations-Unies à New York. à quand sa réalisation ? Comme alternative, il faut aussi souligner l’attitude remarquable de non-violence de la part du Serviteur souffrant (Isaïe 52, 13-53, 12) et à laquelle Luc assimilera celle de Jésus dans sa Passion (Luc 22, 37 et surtout Actes 8, 32-33), de même que les propos étonnants du Sage : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire. Ce faisant, tu prendras, toi, des charbons sur sa tête. Mais le Seigneur te le revaudra. » (Proverbes 25, 21-22).
Dans le Nouveau Testament, on voit Jésus s’opposer à l’usage de la violence par ses disciples qui voudraient faire descendre le feu du ciel sur un village samaritain (Luc 9, 51-56) ou défendre leur Maître au moment de son arrestation (Matthieu 26, 51-54). Il faut redire aussi toute la noblesse de l’idéal proposé dans le Sermon sur la montagne (Matthieu 5-7) qui proclame le bonheur des doux et des pacifiques, invite au pardon des ennemis et prescrit la règle d’or : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c’est la Loi et les Prophètes. » (Matthieu 7, 12). Bref, si la Bible nous surprend ou nous scandalise pour ses excès de violence, elle nous étonne tout autant, et sans doute davantage, par sa capacité d’ouvrir des chemins qui permettent d’en briser et, espérons-le, d’en vaincre la logique infernale.
Jean-Pierre Prévost est bibliste, professeur à la faculté de théologie de l’université Saint-Paul à Ottawa. Religieux montfortain, il est notamment l’auteur de "Scandales de la Bible" (Bayard, 2006) et de "Pour lire les prophètes" (Cerf, 1995). Il a également dirigé la nouvelle traduction de la Bible parue en 2001 chez Bayard.
04/03 19:20 - docdory
@ Ambre Il y a beaucoup moins d’occidentaux installés définitivement dans les pays (...)
04/03 15:18 - ambre
Encore une chose doctory, un arabe ou un noir pourront toujours changer de prénom, de culture (...)
04/03 15:09 - ambre
doctory, le problème c’est qu’il y a bel et bien des occidentaux qui vivent dans (...)
04/03 14:23 - docdory
04/03 14:21 - docdory
@ Ambre Il y a une différence, pour un français, entre vivre quelques années dans un pays (...)
04/03 14:16 - docdory
@ Ambre Mais moi , je suis logique avec moi-même , je n’irais jamais vivre dans un (...)
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