Un talent , un vrai, avec un avantage conséquent, il parle de ce qu’il vu, vécu, pas de ce que nous enseigne l’Histoire Officielle.
Vivement qu’on ne se souvienne plus de rien. J’ai la
mémoire en horreur. On va quand même faire un petit effort, à cause de
l’anniversaire, des présidents sur les plages, de la vente des objets
souvenirs qui a si bien marché, de tout ça.
Nous
autres, enfants du quatorzième arrondissement, on peut dire qu’on a été
libéré avant tous les autres de la capitale, cela en raison d’une
position géographique privilégiée. On n’a même pas de mérite. Les
Ricains sont arrivés par la porte d’Orléans, on est allé au-devant
d’eux sur la route de la Croix-de-Berny, à côté de chez nous. On était
bien content qu’ils arrivent, oui, oui, mais pas tant, remarquez bien,
pour que décanillent les ultimes fridolins, que pour mettre fin à
l’enthousiasme des « résistants » qui commençaient à avoir le coup de
tondeuse un peu facile, lequel pouvait – à mon avis – préfigurer le
coup de flingue. Cette équipe de coiffeurs exaltés me faisait, en
vérité, assez peur.
La mode avait démarré d’un coup. Plusieurs dames du quartier
avaient été tondues le matin même, des personnes plutôt gentilles qu’on
connaissait bien, avec qui on bavardait souvent sur le pas de la porte
les soirs d’été, et voilà qu’on apprenait – dites-donc – qu’elles
avaient couché avec des soldats allemands ! Rien que ça ! On a peine à
croire des choses pareilles ! Des mères de famille, des épouses de
prisonnier, qui forniquaient avec des boches pour une tablette de
chocolat ou un litre de lait. En somme pour de la nourriture, même pas
pour le plaisir. Faut vraiment être salopes !
Alors comme ça, pour rire, les patriotes leur peinturlurait des
croix gammées sur les seins et leurs rasaient les tifs. Si vous n’étiez
pas de leur avis vous aviez intérêt à ne pas trop le faire savoir, sous
peine de vous retrouver devant un tribunal populaire comme il en
siégeait sous les préaux d’école, qui vous envoyait devant un peloton
également populaire. C’est alors qu’il présidait un tribunal de ce
genre que l’on a arrêté l’illustre docteur Petiot – en uniforme de
capitaine – qui avait, comme l’on sait, passé une soixantaine de
personnes à la casserole.
Entre parenthèses, puisqu’on parle toubib, je ne connais que
deux médecins ayant à proprement parler du génie, mais ni l’un ni
l’autre dans la pratique de la médecine : Petiot et Céline. Le premier
appartient au panthéon de la criminologie, le second trône sur la plus
haute marche de la littérature.
Mais revenons z’au jour de gloire ! Je conserve un souvenir
assez particulier de la libération de mon quartier, souvenir lié à une
image enténébrante : celle d’une fillette martyrisée le jour même de
l’entrée de l’armée Patton dans Paris.
Depuis l’aube les blindés s’engouffraient dans la ville.
Terrorisé par ce serpent d’acier lui passant au ras des pattes, le lion
de Denfert-Rochereau tremblait sur son socle.
Édentée, disloquée, le corps bleu, éclaté par endroits, le
regard vitrifié dans une expression de cheval fou, la fillette avait
été abandonnée en travers d’un tas de cailloux au carrefour du
boulevard Edgard-Quinet et de la rue de la Gaïté, tout près d’où
j’habitais alors.
Il n’y avait déjà plus personne autour d’elle, comme sur les places de village quand le cirque est parti.
Ce n’est qu’un peu plus tard que nous avons appris, par les
commerçants du coin, comment s’était passée la fiesta : un escadron de
farouches résistants, frais du jour, à la coque, descendus des maquis
de Barbès, avaient surpris un feldwebel caché chez la jeune personne.
Ils avaient – naturlicht ! – flingué le chleu. Rien à redire. Après
quoi ils avaient férocement tatané la gamine avant de la tirer par les
cheveux jusqu’à la petite place où ils l’avaient attachée au tronc d’un
acacia. C’est là qu’ils l’avaient tuée. Oh ! Pas méchant. Plutôt
voyez-vous à la rigolade, comme on dégringole des boîtes de conserve à
la foire, à ceci près : au lieu des boules de son, ils balançaient des
pavés.
Quand ils l’ont détachée, elle était morte depuis longtemps déjà
aux dires des gens. Après l’avoir balancée sur le tas de cailloux, ils
avaient pissé dessus puis s’en étaient allés par les rues pavoisées,
sous les ampoules multicolores festonnant les terrasses où s’agitaient
des petits drapeaux et où les accordéons apprivoisaient les airs
nouveaux de Glen Miller. C’était le début de la fête. Je l’avais
imaginée un peu autrement. Après ça je suis rentré chez moi, pour
suivre à la T.S.F la suite du feuilleton. Ainsi, devais-je apprendre,
entre autres choses gaies, que les forces françaises de l’intérieur
avaient à elles seules mis l’armée allemande en déroute.
Le Général De Gaulle devait, par la suite, accréditer ce fait
d’armes. On ne l’en remerciera jamais assez. La France venait de passer
de la défaite à la victoire, sans passer par la guerre. C’était génial.
Michel Audiard
Le Figaro-Magazine, 21 juillet 1984