La disqualification des contradicteurs en tant qu’ennemis ou suspects par les « vigilants » (qui se croient infaillibles) évite d’avoir à leur répondre, et permet d’échapper à cette nécessaire intersubjectivité pourtant seule fondatrice de la raison ; avoir raison, c’est, depuis Socrate et avec Montaigne et Kant, savoir rendre raison de ce que l’on sait. Or la pensée grecque et son logos, la raison, sont désormais mis en accusation, disqualifiés, en tant que responsables des crimes attribués à l’esclavage, au colonialisme ou au nazisme, par les démocrates maximalistes, radicaux, et aussi d’ailleurs par certains intégristes religieux.
Échappant à la fois à la procédure contradictoire et à la condition de qualification, les vigilants médiatiques, amateurs ou professionnels, se veulent seuls juges de ce qui est exprimable et de ce qui ne l’est pas (élucubrations, propos nauséabonds, etc.) selon la conformité ou non des propos tenus à la vulgate du politiquement correct.
Les accusations d’incorrection politique, de racisme ou d’antisémitisme ne sont jamais discutées « en contradictoire », l’accusé est d’avance déclaré coupable et condamné ; ce qu’il dit est décrété, tout à fait à la façon des théologiens chrétiens du Moyen-Âge parlant du péché de sodomie, « tellement horrible qu’on ne peut l’entendre » ; la discussion est refusée, une « autorité morale » demande le silence sur l’œuvre coupable, le combat contre les « élucubrations » et autres « atteintes à la dignité humaine » est revendiqué, et l’éviction réclamée.
On voit par là que ce comportement militant, encore appelé radicalisme démocratique ou citoyennisme par Philippe Muray (1945-2006), qui bafoue à la fois l’exigence antique et humaniste de connaissance rationnelle, la liberté d’information (trop souvent confondue avec la liberté de la presse écrite) et les droits de la défense, au profit du combat, de la polémique intimidatrice et de la suprématie des positions dites clean, monte en puissance et promet de devenir un totalitarisme conséquent.
Luc Ferry et Alain Renaut ont eu raison de voir dans le totalitarisme « le phénomène politique de ce siècle » et non du seul demi [XXe] siècle. Sont déjà politiquement incorrects, l’élitisme républicain de Condorcet, l’anticléricalisme républicain du début du siècle, l’enseignement humaniste, la laïcité traditionnelle, la répulsion à l’égard de la délinquance et des « incivilités », les critiques de l’islam ou les réticences vis-à-vis de l’organisation par l’État français de la religion islamique.
Ce nouvel esprit de démocratie radicalisée mobilise en permanence l’esclavage, le colonialisme et Auschwitz pour dénigrer la culture occidentale et sa transmission, dénoncés comme dénis inadmissibles de l’égalité et irrespect violent de l’autre ; cet esprit est royalement servi par « l’incroyable muflerie des journalistes qui jugent de tout, sans rien lire, sans rien comprendre, avec une ignorance heureuse et en se disant que là ils sont dans le bien ; [mais] le bien n’est jamais donné », pour citer Alain Finkielkraut, chroniqueur à France-Culture.
Il y a plus de vingt ans, Guy Hocquenghem (1946-1988) déplorait déjà que règnent, au sujet de la nouvelle droite et d’Alain de Benoist, un maximum de confusion et un minimum d’enquête dans un dossier écrit par « des journalistes qui n’ont visiblement jamais lu une ligne des théoriciens de la « nouvelle droite » »
Les polémiques contemporaines font penser au fameux dialogue des « représentants de commerce du Peuple » de Prévert : « - Qu’est-ce que cela peut faire que je lutte pour la mauvaise cause puisque je suis de bonne foi ? - Et qu’est-ce que cela peut faire que je sois de mauvaise foi puisque c’est pour la bonne cause ? » (Spectacle (1949), Représentation).
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