J’en aurais beaucoup à dire sur la manche.
D’abord c’est un cercle vicieux, très vicieux.
Assis, avec un carton écrit « pouvé vou me dépané de... » style je sais pas écrire, ayez pitié. Ou bien je suis cardiaque, peux pas travailler.
À la fin des années 70, à Aix en Provence j’ai assisté au premier carton « j’ai faim » tout court. Le gars se faisait trois cent francs tous les matins de marché ! Une vraie industrie. À l’époque le SMIC était à 1100 francs. Taper le carton, tel était l’intitulé de ce métier.
Et puis il y a ce qu’on appelle la manche « à la rencontre ». C’est à dire en marchant interpeller le passant : "petite pièce s’il vous plaît". Cela marche assez bien, à condition de n’être pas trop tristounet, et si vous pouvez faire rire ou sourire les gens, ce n’est que du bonus. Le seul hiatus c’est quand il gèle ou quand il pleut, ils ne sortent pas trop les mains des poches. Quand c’est un couple, un petit « bonjour les amoureux » comme accroche facilite la transaction.
Qui est le plus heureux ? Celui qui donne ou celui qui reçoit ? Vous offrez un cadeau à Noël à vos enfants, votre joie de donner est aussi forte que la joie qu’ont vos enfants à recevoir. La pitié n’a rien à voir dans tout cela.
Et puis la manche à la guitare, que j’ai pratiquée également. Eh oui, se mettre au coin d’une rue avec une guitare et chanter c’est aussi faire la manche. Là l’échange est plus flagrant. Et ça marche. Le seul hic est de trouver un endroit sans vigiles pour vous expulser. Car les commerces alentours se disent que l’argent que l’on vous donne ne rentrera pas dans leurs caisses. Ou aux terrasses des cafés, régaler le consommateur de deux-trois bonnes vieilles chansons en échange de deux-trois bonnes vieilles pièces. Oui, cela est aussi la manche.
Et je ne vois pas où est la honte.
Là ou je dis que c’est vicieux, c’est qu’il faut avoir le toupet pour pratiquer la chose. Alors, on se revigore le mental pour oser. À coup de rouge ou de rosé par exemple. Et là, c’est l’engrenage. Le premier euro gagné sert à acheter un litron qui vous débloquera les zygomatiques, qui vous rendra la voix plus chaleureuse. Qui vous fera oublier votre condition de clochard. Et comme par miracle les pièces tomberont, vous aurez de quoi vous fournir en carburant pour réchauffer votre pauvre cervelle d’écervelé. Vous aurez le sourire, vous n’aurez plus envie de cracher dans la soupe...
Et le lendemain pareil, le surlendemain aussi, vous êtes pris dans le cercle vicieux. Chaque jour, c’est quarante, cinquante, soixante euros qui tombent. Parfois cent, j’ai déjà eu. Et affinités si plus. Le tout est de n’être pas pleurnichard, vous êtes dans le caca, ce n’est pas la peine d’en reporter les conséquences sur tout le monde.
Le seul (et non des moindre) problème c’est que dans tout ça vous devenez alcoolique. Il vous faut le starter pour démarrer. Comme à d’autres du champagne pour briller en société. Mais vous êtes modeste, vous vous contentez d’un Côte du Rhône à un euro la bouteille. (pour commencer la journée)
L’autre cercle vicieux c’est que si vous avez su y faire, vous vous
retrouvez tous les jours avec au moins une cinquantaine d’euros pour
subvenir à votre existence. Et encore, si vous êtes sympathique et
assidu, c’est plutôt cent euros. De quoi se payer une modeste chambre
d’hôtel, sa nourriture, sa barrette, et évacuer la honte de sa
condition.
Et vous commencez à vous dire que la situation n’est pas
si terrible après tout. Et hop, vous êtes englué dans cette mécanique.
L’alcool aidant, vous n’avez plus envie de connaître autre chose. Tout
va bien, manger, dormir au chaud, fumer, boire un coup.
Si vous savez
vous entretenir, question hygiène et santé, pourquoi pas une petite
copine qui comme vous est paumée et réceptive à votre amour et votre
tendresse.
En vous mettant ensemble à quémander, vos gains seront
doublés. Le problème c’est que grâce à l’alcool vos fréquences de
disputes seront également doublées.
La manche c’est un métier, si on sait faire on gagne à tout les coups. Le plus dur c’est d’en sortir. Le plus dur dans la rue c’est la solitude qui vous donne tendance à vous mêler avec n’importe qui sans discernement.
Mais dans cette rue aussi j’ai vu de l’amour, de l’entraide, des clochards qui vous tendaient la main pour vous sortir du trou où tout le reste de la société vous enfermait. Des gens bien il s’en trouve de partout. Même « chez ces gens là ».
La manche on ne la fait pas de gaité de cœur. Chacun a son parcours qui parfois aboutit pour une raison où pour une autre à une impasse.
Ne jugez pas, vous ne savez pas ce qu’il en est des problèmes de celui qui vous demande.
Pourquoi est-il là, et parfois pour lui le geste est plus important que la pièce.
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