Vingt-quatre heures à peine après la fermeture du scellé 40, la plupart des services de police envisagent sérieusement une éventuelle « erreur de manipulation ». Pourtant, au même moment, le ministère crie victoire par communiqué de presse et affirme que la rafle a été fructueuse.
Charles Pasqua se met en avant. Et c’est cela qui décide du destin de l’inspecteur Robert. Comme le ministre en fait une affaire personnelle, tout le monde se sent forcé à faire tenir l’affaire. Même si, place Beauvau, on se rend compte que l’opération Chrysanthème tourne au fiasco. Sur la centaine d’interpellés, hormis Kraouche, trois islamistes seulement prêteraient le flanc à des poursuites. Dès lors, il faut que le scellé 40 se maintienne, coûte que coûte. Vrai document compromettant, erreur de manipulation ou montage pur et simple, il faut un coupable. Un propagandiste islamiste a peu de chance de devenir un martyr...
C’est compter sans Patrick Robert, fidèle aux principes déontologiques de la PJ. Après quelques semaines, son enquête ne laisse plus de place au doute. Les spécialistes de l’Identité judiciaire comparent les documents trouvés chez Kraouche avec ceux fournis dans le « dossier de travail » de la PJ. Réponse des experts : « Les deux groupes de documents comparés appartenaient vraisemblablement à une même génération de photocopies. » L’affaire sent le roussi. La chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris remet en liberté Kraouche, sans délai placé en « résidence surveillée ». Nous sommes alors en pleine euphorie balladurienne. Charles Pasqua échappe aux sarcasmes.
L’inspecteur Robert connaît un sort moins enviable. Il fait contre lui l’unanimité de la direction de la PJ, pourtant minée par des querelles intestines. On ne peut pas compter sur lui ? Dans une section antiterrorisme où les affaires d’Etat supposent une grande abnégation des fonctionnaires, un sens élastique du code de procédure, tout manquement au règles tacites est vécu comme une faute grave.
Pour que l’affaire serve d’exemple, voilà que fin novembre 1993, Charles Pasqua saisit l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) dans le but précis d’innocenter la PJ, auteur du scellé 40. Robert doit choisir son camp : retrouver la grâce de ses collègues en mentant, ou dire la vérité et déstabiliser toute la hiérarchie. Ses chefs lui interdisent de parler avec le juge Roger Le Loir, chargé d’enquêter sur la revendication du GIA envoyée à AsharkAI-Awsat.
Le juge réhabilite le flic sacqué par ses chefs
Le 29 novembre 1993, accompagné de son « chef de groupe », Patrick Robert se rend dans le bureau du no2 de la 6’ Division. Il apprend sa disgrâce. On lui signifie « l’interdiction de toute activité judiciaire au sein du service, d’utiliser les voitures » et on l’invite à « faire une demande de mutation ». Il tombe des nues : l’adjoint de Roger Marion ne lui a adressé, jusque-là, aucun « rappel à l’ordre ». L’inspecteur fait face et refuse de demander sa mutation. On la lui impose, d’office, à la 5’ Division, fourre-tout (oeuvres d’art, timbres, voitures volées). Mais ce placard n’est pas assez sombre. On finit par l’envoyer se tourner les pouces « au service des relations internationales ».
Ainsi, certains policiers de la PJ sont accusés d’avoir forcé là vérité en fabriquant de fausses preuves. Patrick Robert s’étonne : « Qu’ai-je dit de plus ? » Le patron de l’IGPN s’en étonne clairement dans son rapport : « 11 reste très regrettable que [la hiérarchie de Robert] ne se soit pas livrée aux vérifications que ces allégations imposaient. » C’est-à-dire qu’elle n’ait pas cherché à savoir si les documents étaient ou non d’origine policière.
Moins d’un an après sa mise à l’écart, l’inspecteur Patrick Robert apprend qu’il est atteint d’un mal rarissime : une tumeur au cœur. Hospitalisé, traité par une chimiothérapie, il est en proie à la déprime et à la solitude. « L’affaire Kraouche » le hante. Surtout, Robert ne supporte pas qu’on réduise son intervention, guidée parla conscience professionnelle, à la mise en cause d’autres policiers. Quelques jours avant sa mort, il n’a toujours pas pardonné à Roger Marion. Il meurt le 11 novembre 1997 à l’âge dé 42 ans, laissant deux enfants. Moussa Kraouche est encore « assigné à résidence » à Taverny.
Six ans plus tard, en juillet 2000, le juge Roger Le Loir innocente enfin Moussa Kraouche, et réhabilite l’inspecteur Robert à titre posthume. Son ordonnance est d’une rare sévérité à l’égard de la police : on a « maquillé la vérité pour tromper la justice et écarté un policier rigoureux qui se mettait en travers de la raison d’État. ..Il s’agit d’une construction pure et simple des services de police. » L’avocat de Kraouche, cité dans Libération, envisage de porter plainte : « La manœuvre policière qui consiste à faire tomber Moussa Kraouche est la seule qui tienne... C’est une administration entière qui a agi de façon concertée et délibérée pour l’accuser. Quand un inspecteur et un juge ont mis en exergue ces accusations mensongères et ces preuves fabriquées, la hiérarchie policière a couvert et continué à camoufler la vérité. C’est extrêmement inquiétant. »