Le seul écrivain qui n’exerce aucune espèce de séduction
sur les Américains, qui n’offre aucune prise au charcutage de nos critiques
marxistes, freudiens, féministes, déconstructionnistes ou structuralistes, qui ne
propose à nos jeunes gens ni pose, ni sentimentalité, ni soporifiques, est justement
celui qui a le mieux exprimé la façon dont la vie se présente à un homme prêt à
s’interroger courageusement sur ce que nous croyons et ce que nous ne croyons pas :
Louis-Ferdinand Céline. C’est un artiste beaucoup plus doué et un observateur
beaucoup plus perspicace que Thomas Mann ou Albert Camus, pourtant bien plus célèbres
que lui. Robinson, l’homme qu’admire Bardamu dans Voyage au bout de la nuit,
est un égoïste, un menteur, un truqueur et un tueur à gages. Alors pourquoi
l’admire-t-il ? En partie pour son honnêteté, mais surtout parce qu’il
préfère se laisser tuer par sa maîtresse que de lui dire qu’il l’aime. Il
croyait en quelque chose, ce dont Bardamu est incapable. Les étudiants américains sont
rebutés et horrifiés par ce roman ; ils s’en détournent avec dégoût. Mais si on
pouvait le leur ingurgiter de force, cela pourrait les inciter à reconsidérer bien des
choses, à admettre qu’il serait urgent de repenser leurs prémisses, à expliciter
leur nihilisme implicite et à l’examiner sérieusement. Si je cherche une image de
notre condition intellectuelle actuelle, je ne puis m’empêcher d’évoquer les
bandes d’actualités cinématographiques qui nous ont montré les Français
s’éclaboussant joyeusement sur une plage, lors des premiers congés payés
décrétés par le gouvernement de Front populaire de Léon Blum. Cela se passait en 1936,
l’année où l’on a laissé Hitler réoccuper la Rhénanie. Tous nos grands
thèmes se trouvent évoqués dans l’image de ces congés payés. "
Allan Bloom L’âme désarmée