Sur l’individu, je suis plutôt de l’avis de Michel Serre. Il est difficile d’avoir un historique du ressenti individuel, notamment dans les classes sociales défavorisées mais majoritaires qui s’exprimaient peu, par exemple au moyen âge (ou qui ont laissé peu de traces de leur expression).
On suppute avec assez d’indices convergents que certaines tribus dites « primitives » n’ont pratiquement aucune conception de l’individu... Les personnes ne se raisonnent que comme membre de la tribu et attachent une importance très relative à leur propre liberté : ils sont leur rôle social et ne sont pratiquement que ça. Ce sont des sociétés où les règles de vie sont non écrites. Du moins si l’on veut bien considérer que les épreuves, les scarifications rituelles, les rites initiatiques, et les mutilations (dont l’excision, la circoncision et le tatouage sont des réminiscences plus ou moins symboliques) ne sont pas une manière d’écrire les règles communautaires par la douleur à même la chair et le corps des membres. Les membres penses en terme de tribu, de clan, de famille, et il n’est pas dit qu’ils puissent même se raisonner en tant qu’individu. Preuve de l’absence de notion d’individu : il n’y a pratiquement pas de délinquance... Toutes les autres sociétés connues en ont, et il y a peut-être un rapport de causalité entre l’individu libre et la délinquance en tant que fait social.
Dans notre civilisation, il se peut que l’individu soit malgré tout d’invention assez récente... Si l’individu se caractérise par sa capacité a avoir des sentiments propres, les premiers textes qui marquent cette révolte de l’individu, conscient de l’être, contre les programmations sociales de sa classe, c’est peut-être Héloïse et Abélard. C’est à dire que l’individu aurait moins d’un millénaire d’existence dans ce que nous reconnaissont comme « notre » histoire« .
Et ce n’est que la naissance et pas la généralisation... Si l’on en juge par la violence des replis communautaristes actuels, on peut penser que ce mouvement n’est pas encore terminé. Mais cette violence peut tout aussi bien témoigner d’une réaction désespérée, un baroud d’honneur de vieilles valeurs à l’agonie...
En tout cas, ce qui me ravit, avec Michel Serre, c’est qu’il propose toujours une vision dynamique, qui n’a rien de nostalgique ni de défaitiste et - il faut le relire pour s’en assurer - n’implique pas de jugement de valeur sur l’avenir. Du reste, comment juger l’avenir avec une morale du passé (d’où la nécessité d’inventer une »sur-morale« , et Serre ne met peut-être aucun contenu au delà du constat de cette nécessité).
Serre nous dit que nous ne sommes pas dans la société figée que nous croyons. Il nous dit que même les plus réactionnaires des néophobes n’ont pas conscience des révolutions qu’ils ont vécues et entretenues sans le savoir. Il nous dit que l’histoire a un sens, et, en filigrane, que ceux qui rêvent de revenir en arrière sont... des boulets, des freins, des fossiles.
Serre nous dit que l’avenir est à construire et que l’expression »vieille Europe« n’a de sens qu’aux yeux des passéistes. L’Europe est jeune de ses changements, de ses évolutions, de ses mutations constantes et irréversibles, de ses croissances et des ses crises... On ne peut affronter l’avenir avec les paradigmes du passé et des idées aussi rétrogrades que, par exemple, le mariage, le canton, la frontière, l’ethnie...
N’est-il pas idiot de défendre »la culture de nos aïeux« ou »le mode de vie traditionnel de nos ancêtres« , alors que ce que nous croyons devoir à une histoire ancestrale ne date que de quelques décennies et que nous verrons de notre vivant nos propres comportements actuels frappés d’obsolescence ?
Son discours est au moins lumineux de jeunesse et de dynamisme, ce qui contraste avec un discours ambiant, fataliste, nostalgique, tourné vers le passé, et que tiennent déjà bien des »jeunes" dont déjà certains mineurs !
C’est quand même fabuleux, cette Europe occidentale où ce sont les vieux qui nous disent « Indignez-vous ! » et les jeunes « à quoi bon... c’était mieux avant... ».
Serre est l’un des rares « progressistes » qui nous manquent tant, aux côtés par exemple de Onfray ou de De Rosnay, par exemple...
Dommage que ce courant ne soit plus guère représenté en politique que par des formations marginales.