Je ne suis pas sûr que la laideur du monde actuel soit « le prix à payer pour le confort et le bonheur »du plus grand nombre« ». D’abord, est-on certain que la majorité des gens apprécie la laideur des usines ou des immeubles modernes ? De plus, pourquoi la jouissance d’un beau spectacle ne ferait-elle pas partie du bonheur ? Enfin, le désir de satisfaire les besoins des masses par l’industrie n’explique pas tout. A l’époque de l’Art Nouveau, certains architectes avaient le souci de faire des immeubles à la fois esthétiques et relativement bon marché, destinés à loger des gens modestes. Visiblement, ce n’est pas cette voie-là qui a été suivie par la plupart des architectes et des politiciens qui ont fait construire les HLM.
En réalité, je crois qu’il y a beaucoup d’idéologie dans tout cela. Une certaine idéologie, qu’on pourrait qualifier d’ultramoderniste, a voulu supprimer tout ce qui était inutile dans l’architecture et l’urbanisme, pour ne laisser que des lignes géométriques simples - pour ne pas dire simplistes. Tout ce qui était complexe, tout ce qui pouvait évoquer la vie végétale, animale ou humaine a été éliminé au profit de l’utilité matérielle et d’une esthétique froide, minérale. La grâce et l’harmonie ont trop souvent été sacrifiée au profit de la pure fonctionnalité. Parfois, d’autres motifs sont entrés en jeu : le désir d’épater, ou de manifester sa puissance. Les gratte-ciel s’expliquent en grande partie par là. Dans ce cas, la quantité a été privilégiée au détriment de la qualité. On a créé des oeuvres écrasantes plutôt que belles.
Il y a heureusement quelques bons architectes contemporains, et leur existence prouve qu’on peut dévier de l’idéologie ultra-moderniste sans pour autant copier servilement les modèles du passé. Elle prouve aussi que la laideur du monde actuel n’est pas une fatalité imposée par la civilisation industrielle, mais un choix esthétique et idéologique.