»Je n’ai jamais cessé de m’étonner devant le fait que l’ordre
du monde tel qu’il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens
propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo
respecté, qu’il n’y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de
délits et de folies (…), ou, plus surprenant encore, que l’ordre établi, avec
ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et
ses injustices, se perpétue en définitive aussi facilement, mis à part quelques
accidents historiques, et que les conditions d’existence les plus intolérables
puissent si souvent apparaître comme acceptables et mêmes naturelles.">
Moi non plus Monsieur Bourdieu, je ne comprends pas
cette capacité à supporter sans réagir, sans s’organiser. Il y a plus de 200
ans, une révolution a éclaté pour des écarts, des injustices qui étaient moins
grands qu’aujourd’hui... Allez comprendre... Il faut dire que notre système est
bien verrouillé, gardé par des édiles qui sont prêts à tout pour conserver
leurs avantages. Cela a toujours existé, mais depuis le Fouquet’s, rien ne va
plus. L’insensibilité semble toucher mes concitoyens : sur la même une de
journal on peut afficher les résultats d’un match de foot en plus gros que le
compte-rendu d’un attentat ou d’une agression. Les journaux télévisés passent
de la même manière du coq à l’âne, passant d’un viol à la météo avec à peine le
temps pour un souffle de respiration. Mais surtout, ne zappez pas ! Et les
formats de devenir de plus en plus courts, 20 minutes devenant,
après avoir été montré comme le vilain petit canard de la presse gratuite, le
standard sur lequel tout doit s’aligner. Bientôt nous n’aurons plus que des
dépêches AFP, teintés de la sensibilité de la rédaction, et encore, cela étant
très formaté.
Deux choses contribuent à la bonne santé d’une
république, l’éducation et l’information. Petit à petit nous voilà privé des
deux. Reste un peuple contemplatif derrière son petit écran, capable de
réactions violentes quand la frustration survient dans sa petite vie, mais
incapable de s’organiser de manière collective... Il faudrait pour cela qu’il
lui reste une dose d’empathie... Bien sûr il en reste encore, mais je vois
les réserves fondre comme les glaces de l’Antarctique sous l’effet du
réchauffement climatique.
Monsieur Hessel s’indigna, lui qui n’en a guère le
temps, et l’écrivit de manière fort courte mais satisfaisante, du moins à mes yeux.
Mais comme il fallait des réactions à ce succès populaire, chaque échotier se
sentit obligé d’y apporter sa pierre... en critiquant l’ouvrage, et sans trop
forcer la dose, vu son passé de résistant, en critiquant à demi-mot son auteur.
Discours trop daté, sans logique, sans perspective... D’un coup les Indignés
professionnels, furent surtout indignés du succès de l’ex résistant. Tout cela
est mièvre, petit, peu glorieux et surtout anecdotique. Et les Indignés de
métier de repartir rapidement sur d’autres situations qu’ils auront oubliés
quelques jours après. Même Marianne était du lot, c’est dire...
Indignez-vous je ne l’ai pas acheté à sa
sortie. J’avais déjà bien assez à lire. Mais il me fut offert par ma tante il y
a peu, et cela a une grande valeur car elle a 85 ans. C’est à dire qu’elle est
de la même génération que Stéphane Hessel. La guerre, ses affres, ses raisons,
et comment elle fut vécue par les français de l’époque, nous en parlons
souvent. Et plus le temps passe, avec l’échéance que nous savons, plus elle
m’en dit, me transformant ainsi en réceptacle de sa
mémoire. Cette tante que je n’ai connu que sur le tard il y a dix ans (avant je
la fuyait), je prends conscience de ce qu’elle a vécu, elle, femme célibataire,
affirmant une vie autonome sans complexe. Elle a passé il y a quelques années
l’épreuve du cancer du sein, et maintenant, c’est le coeur qui lâche tout
doucement. Entre les deux, elle n’avait rien perdu de sa combativité. Elle a
longtemps pensé que j’étais juste un jeune délinquant égoïste et sans avenir.
Sur le moment, elle avait raison, mais on change parfois, au gré des rencontres
et des épreuves. Notre relation est aujourd’hui tissé sur le socle de mon
défunt grand-père paternel, son propre père, dont elle trouve chez moi beaucoup
de traits de caractère. Ce dont je ne suis pas peu fier, car mon grand-père
était un homme exceptionnel. Soldat, cheminot, résistant, élu local à la
Libération, refusant de continuer une fois l’ordre rétabli... Il a toujours
fuit les honneurs et ses simagrée. Ce ne sont pourtant pas les médailles
qui lui manquait, mais nous n’avons découvert certaines qu’à sa mort, en
rangeant son bureau. C’était le genre de type solide, fiable, avec une capacité
d’analyse assez forte et une modestie réelle. Quel rapport avec Hessel et son
ouvrage ? Et bien tout cet univers là, cette lutte contre le mal,
la dictature, la soumission, l’aliénation des masses. Le
discours de Stéphane Hessel paraît daté aux échotiers ? Je m’inscris en faux,
et j’affirme haut et fort que nous allons vers
un totalitarisme nouveau, mais inéluctable. Les pires heures du
capitalisme (le néo capitalisme n’est qu’un leurre) sont encore devant nous. Ce
ne sera pas aussi violent qu’à ses débuts, mais en terme d’échelle, ce sera
bien pire. Cela a déjà commencé. Les phrases de M. Hessel me parle de tout cela
entre les lignes. Son regard est pareil au regard des statues, et pour sa voix
lointaine, et calme, et grave, elle a l’inflexion des voix chères qui vont se
taire (merci M. Verlaine)... Alors que ceux qui ont encore envie de s’indigner
le fasse ; nous finirons bien par nous organiser, comme la force centrifuge
finit par lier ensemble des ingrédients disparates.