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Commentaire de easy

sur Sortir de Babel : pour une science citoyenne


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easy easy 23 février 2012 13:09

Bonjour Bakerstreet,

Vous avez compris le fond et c’est l’essentiel.

Mais comme de ce côté-ci du mur nous sommes particulièrement curieux, je vais en raconter plus sur la forme.

Au Vietnam, comme en Chine et ailleurs, il y a 54 ethnies. Et comme souvent, elles se répartissent en altitude. La plaine pour les Viets (90% de la population totale), la basse montagne pour 30 ethnies et la montagne plus haute pour le reste. (Les altitudes de plaine étant partout très favorables à l’émergence de cités et aux batailles rangées)

Ma famille est Viet.

Mais ma grand-mère, polycommerçante, avait eu une très singulière envie de prendre part au commerce international monopolisé par les colons français en créant une plantation de thé à partir de jungle à défricher dans les plateaux de Dalat. 

Les planteurs Français, portés par un esprit moderniste, mécaniste, machiniste à la Jules Verne-Citroën, visaient le plus souvent la plantation d’hévéas qu’il vaut mieux planter en plaine et de manière romaine, bien alignée. Comme les ethnies montagnardes répugnaient tant à descendre dans les plaines qu’à saigner les arbres et même à fréquenter les Viets parce que ces derniers polluaient l’eau en chiant n’importe où, les planteurs français n’employaient que des Viets (Cf le film Indochine).

Inaugurant une plantation de thé en zone haute, sur un terrain tout en collines, ma grand-mère pouvait négocier la cueillette des feuilles aux montagnards qui étaient enchantés de faire un travail leur convenant complètement. Il leur fallait uniquement changer la taille de leur hotte habituelle, s’en fabriquer des plus larges pour y jeter les feuilles par-dessus l’épaule. Et ça intéressait surtout les montagnardes qui n’avaient pas à manier d’outil, ni à se courber et qui pouvaient donc cueillir tout en portant aussi leur bébé dans un tissu contre leur poitrine. Ces femmes étaient robustes, une hotte de feuille pèse bien moins qu’une hotte de raisins et ces conditions de travail les enchantaient. Elles étaient entre elles, pouvaient porter leurs bijoux tintinnabulants, papoter, chanter, sans avoir le moindre contremaître sur le dos et surtout sans subir la pression méprisante de Viets à leurs côtés. (Car l’équivalent de notre insulte « Bouseux » était là-bas « Montagnard »)
Après environ 4 h de cueillette, mon oncle battait une jante pour leur indiquer au loin qu’il était l’heure de rentrer pour le pesage. Elles rentraient vers la théérie, chacune faisait peser sa hotte, en était immédiatement payée et mon oncle les reconduisait avec son Unimog vers leur haut village.

Cette situation impliquait donc un respect total des différences et timidités des ethnies montagnardes de la part de ma famille Viet. C’était le point capital pour que l’exploitation puisse fonctionner.

Mes oncles Viets se sentaient donc progressivement bizarres, singuliers, marginaux, par rapport aux autres Viets puisqu’ils n’utilisaient pas le mot « Montagnard » comme injure et qu’ils fréquentaient des farouches, des sauvages (qui n’ont jamais eu d’autre armes que l’arbalète de chasse tirant des flèches de bambou très légères ne méritant pas le terme de carreau)

Au fil des années, mes oncles s’étaient mis à aimer de plus en plus ces sauvages (l’ethnie Hmong, très connue, est très habillés alors que l’ethnie de notre plantation était la plus nue d’entre toutes). Ils ressentaient ce qu’avaient ressenti les révoltés de la Bounty en découvrant les Tahitiens.

Et c’était de plus en plus souvent que mes oncles allaient passer un moment dans les villages de huttes sur pilotis de leurs employés. C’est alors que je les accompagnais et que j’observais leur mutation supplémentaire. Une fois sur place, ils avaient tout des montagnards, plus rien des Viets.
Et pour moi, enfant, cette mutation était encore plus facile à accomplir. J’appréciais non seulement la vie des montagnards mais aussi la mutation, le dépouillement, l’abandon de toute arrogance de mes oncles.
Loin d’y apporter nos manières, nous fusionnions avec ces sauvages pour jouer à leurs jeux de société, pour parler leur langue, faire leurs gestes.
Même le Zippo n’était pas de mise au moment de fumer.

Et lorsque nous rentrions à la plantation, face aux nôtres qui ne s’étaient pas permis ces escapades transculturelles, mes oncles et moi ressentions à la fois une culpabilité et un contentement complice. Il y eut souvent des disputes à mon sujet, mes tantes exposant qu’il n’était pas bon de m’entraîner à ces sauvageries, mes oncles s’efforçant d’exposer que je n’en étais pas affecté. A moi de faire alors peuve de vietnamité entière pour rassurer ces dames.



Du coup, quand je suis face à des gens qu’ici on appelle malades mentaux, j’ai le réflexe de m’adapter à leur grammaire. Je suis certain que je me méprends pour une part. Il existe très probablement un dysfonctionnement mental chez eux puisqu’ils ne pratiquent jamais la même langue et ne s’entendent pas bien entre eux. Ils ne sont donc pas des montagnards pratiquant entre eux la même grammaire. Mais comme pour une autre part, comme je parviens tout de même à établir avec eux une relation équilibrée dans un cadre de binôme et parfois même de groupe (6 schizophrènes + moi), je m’en contente.




Dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, il y a une scène sur un bateau. Ils s’entendent car ils sont soulagés de leur problématique commune : Ils n’ont pas à subir le sociétisme. Ils n’ont pas à jouer le jeu de la société, à servir dans quelque tuyauterie sociale, à pratiquer la grammaire sociale utilitariste, efficace, rentable, productive.

De cette situation qui leur est particulièrement favorable, du soulagement de chacun et donc du Nous qui se regarde, il surgit une intelligence et chacun ressent la joie de participer enfin à cette classe ou colonie d’intelligences. 

Trop préoccupé par la sécurité de tous, trop grave, je ne suis pas capable de produire du Jack Nicholson. J’ai organisé des parenthèses moins dangereuses avec mes amis schizophrènes et c’était un ravissement (Etant entendu que je gérais, l’air de rien, toute la logistique).

Je vois un continuum de cas entre Le Cercle des poètes disparus ; Danse avec les loups ; Mission ; Easy rider ; Birdy ; Billy Eliot et Vol au-dessus d’un nid de coucou.


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