Aujourd’hui la société occidentale nous révèle qu’il règne une inégalité
entre la liberté d’accomplir de bonnes actions et la liberté d’en
accomplir de mauvaises. Un homme d’Etat qui veut accomplir quelque chose
d’éminemment constructif pour son pays doit agir avec beaucoup de
précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des milliers de critiques
hâtives et irresponsables le heurtent de plein fouet à chaque instant.
Il se trouve constamment exposé aux traits du Parlement, de la presse.
Il doit justifier pas à pas ses décisions, comme étant bien fondées et
absolument sans défauts. Et un homme exceptionnel, de grande valeur, qui
aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n’a aucune chance
de s’imposer : d’emblée on lui tendra mille pièges. De ce fait, la
médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.
Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif, et il a en
fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux. La
défense des droits individuels a pris de telles proportions que la
société en tant que telle est désormais sans défense contre les
initiatives de quelques-uns. Il est temps, à l’Ouest, de défendre non
pas temps les droits de l’homme que ses devoirs.
D’un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue
accorder un espace sans limite. Il s’avère que la société n’a plus que
des défenses infimes à opposer à l’abîme de la décadence humaine, par
exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en matière de
violence morale faites aux enfants, par des films tout pleins de
pornographie, de crime, d’horreur. On considère que tout cela fait
partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en théorie, par le
droit qu’ont ces mêmes enfants de ne pas regarder er de refuser ces
spectacles. L’organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son
incapacité à se défendre contre la corrosion du mal. (...)
L’évolution s’est faite progressivement, mais il semble qu’elle ait eu
pour point de départ la bienveillante conception humaniste selon
laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal,
et tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de
systèmes sociaux erronés qu’il importe d’amender. Et pourtant, il est
bien étrange de voir que le crime n’a pas disparu à l’Ouest, alors même
que les meilleurs conditions de vie sociale semblent avoir été
atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société
soviétique, misérable et sans loi. (...)
La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour
quel usage ? (...) Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou
sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire ? S’ils
ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations erronées,
ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes
soient commises au plus haut degré de l’Etat, avons-nous le souvenir
d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé
quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De
telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le
journaliste s’en tirera toujours. Etant donné que l’on a besoin d’une
information crédible et immédiate, il devient obligatoire d’avoir
recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les
trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges
s’installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs,
irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement,
jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ?
La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la tromper. De la
sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des
secrets d’Etat touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place
publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l’intimité de
personnes connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de
tout savoir ». Mais c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ;
d’une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des
hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous
les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène
une vie pleine de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce
flot pesant et incessant d’information. (...) Autre chose ne manquera
pas de surprendre un observateur venu de l’Est totalitaire, avec sa
presse rigoureusement univoque : on découvre un courant général d’idées
privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une
sorte d’esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par tous,
d’intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment non
d’une compétition mais d’une uniformité. Il existe peut-être une liberté
sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le lecteur : les
journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase toutes ces
opinions qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce courant
dominant.