Le complotiste est d’abord un esprit
faible et qui se sent très vulnérable en face d’une réalité qui
lui paraît opaque et sur laquelle il n’a aucune prise. Se sachant
crédule, il imagine qu’en refusant systématiquement de croire ce
qu’il voit et ce qu’il entend il échappera au risque d’être dupe.
Et de fabriquer immédiatement des hypothèses très simples et très
lumineuses, de véritables images d’Epinal qui sont exactement
proportionnées à ses capacités intellectuelles. Il n’a pas lu
Machiavel mais il en a vaguement entendu parler ; il croit donc que
le mensonge, la dissimulation et même le crime seraient les
ressorts obligés de toute politique. Derrière tout événement, il
y a nécessairement autre chose que ce dont on prétend l’informer :
une intention criminelle et des puissances occultes à qui le crime
profite. Souvent, le complotiste a lu Orwell ; dans « 1984 »,
le gouvernement fait pleuvoir des bombes sur les quartiers des
prolétaires pour leur faire croire que le pays est en guerre. Ce
schéma ingénieux (mais romanesque !) peut aisément être plaqué
sur n’importe quelle situation : les tours jumelles, un détournement
d’avion, une situation insurrectionnelle. Les acteurs directs ne
sont jamais les vrais acteurs, mais des marionnettes dont « on »
tire d’en haut les ficelles. On, ce n’est personne : le « Pouvoir »,
la CIA, le Mossad ; de préférence des entités occultes aussi
inaccessibles que les dieux antiques. Le complotiste, comme le
Descartes de la seconde Méditation (mais chez le philosophe il ne
s’agit que d’un moment transitoire et ironique), se dit qu’il y a
peut-être « un je ne sais quel trompeur très puissant et très
rusé qui emploie toute son industrie à [le] tromper toujours »,
le monde devient pour lui une vaste et angoissante illusion et il se trouverait
enfermé tout seul dans une sorte de bulle solipsiste s’il ne
rencontrait d’autres paranoïaques avec qui partager les mêmes
fantasmes. Une illusion partagée devient aisément la réalité
même. C’est de cette manière que naissent aussi les religions, les
sectes et toutes les psychoses collectives génératrices de haine et
de destruction.