J’ai trouvé intéressant l’article de Bouvet : il décrit fort bien la structure communautariste, dès l’origine, de la société américaine et le renversement qui s’opère dans les années 60, lorsqu’on commence à mettre l’accent sur ce qui divise plus que sur ce qui rapproche, quand les communautés commencent à se percevoir, chacune dans son coin, comme des minorités opprimées.
Les thèses de Taylor ne me paraissent pas acceptables et je vous dirai pourquoi en vous répondant puisqu’aussi bien vous n’en paraissez pas si éloignée.
L’article de Justine Lacroix a failli m’être fatal : plusieurs fois j’ai été sur le point, en le lisant, d’avaler ma pipe, avec toutes les conséquences fâcheuses qu’on peut imaginer. En revanche, il y a un lien en bas de page qui renvoie à la critique d’un certain Vadier et qui m’a paru marquée au coin du bon sens. Il est seulement aussi inutilement jargonnant que son adversaire, et un peu injurieux, ce qui est bien inutile dans le débat d’idées.
Vous voudriez que Marianne fût un symbole fédérateur des différences. Elle l’a souvent été, mais cela a cessé, et précisément avec l’apparition du communautarisme. A partir de ce moment-là, la France a commencé à être perçue, de l’intérieur des communautés, comme une instance oppressive tout à fait détestable. Si vous vivez au Quebec, il vous est peut-être difficile de le concevoir mais la réalité est ainsi faite. Il y a quelques années, à l’occasion d’un match de football, par exemple, lorsqu’on a joué la marseillaise, les jeunes de l’émigration, pourtant tout aussi français que moi, ont commencé à siffler et à hurler, cela a fait un certain scandale. Je suis maintenant à la retraite, mais il y a une quinzaine d’années, dans le lycée du 93 où j’enseignais, le type de graffito le plus souvent écrit sur la plupart des tables, c’était soit « Algérie en force ! » soit « Maroc en force ! ». Je n’ai jamais très bien compris ce que signifiaient ces formules guerrières et bizarres, je suppose que cela renvoyait encore au football, mais ces jeunes issus de l’immigration, qui sont pourtant nés ici, parlent désormais assez volontiers de ceux qui sont français de souche comme de « souchiens » qu’il vaudrait évidemment mieux orthographier « sous-chiens » ou, en verlan, de « céfrans », exactement comme s’ils étaient dans un autre pays, ennemi de la France où ils sont nés, ont grandi, et finiront probablement leur existence. C’est bien le même symptôme que dans l’Amérique des années 60 où chaque communauté commence à produire un discours doloriste et à se poser en victime persécutée. Tous se passe donc comme si on était au milieu d’une nation ennemie où l’on est installé mais à laquelle on tient à rester étranger. On voit naître peu à peu une sorte de xénophobie inversée. On veut avoir des droits et les faire valoir mais on ne se sent tenu à aucune espèce d’obligation. C’est aussi un phénomène de génération : les plus vieux souhaiteraient sans doute que l’intégration soit possible, mais quand les journalistes vont dans les banlieues, ils privilégient les figures les plus caricaturales de ce type de position, si bien qu’une sorte de standard a fini par s’imposer, auquel tous finissent par se conformer. Je ne suis évidemment pas en train de porter un jugement moral sur ces sortes d’attitudes : le chômage et la misère sociale qui en résulte peuvent expliquer bien des choses, mais le fait est qu’entre les principes que vous posez et la réalité qu’on observe, il y a un abîme.
Vous me dites que « l’homme a toujours le même besoin métaphysique de donner un sens à son existence ». Et ce sens lui serait fourni d’une manière quasi immédiate par son appartenance à une communauté. Là, il me semble que vous rejoignez Taylor, mais je ne pense pas du tout qu’une pareille exigence, concevable dans les siècles passés, soit compatible avec la façon dont un homme du XXIe siècle peut se représenter le monde et sa situation dans le monde. Vous évoquez Nietzsche. Il dit, effectivement, que les hommes ont tué Dieu, et non pas qu’il n’existe pas. Le souci de sa philosophie au marteau, c’est d’abord d’écraser l’infâme, comme disait Voltaire, de ratatiner la morale pourrie concoctée par Paul de Tarse.
Cela ne veut pourtant pas dire que la question de l’athéisme ne soit pas essentielle. De fait, il faut bien distinguer entre deux sortes d’athéismes, celui des idiots qui « croient » que Dieu n’existe pas, exactement comme d’autres croient qu’il existe (et ces sortes d’athées n’hésiteraient pas à se prosterner devant lui afin de rentrer en grâce si par miracle il leur apparaissait), et les athées conséquents à qui l’existence ou l’inexistence de Dieu est tout à fait indifférente. Je suis de ceux-là, et si Dieu m’apparaissaient, je vous prie de croire que je ne lui accorderais rien, si ce n’est un formidable coup de pied au derrière ! C’est qu’on n’a pas du tout besoin d’un dieu quelconque : les sagesses de l’Orient, qui ne sont pas vraiment des religions au sens où nous l’entendons, se passent très bien de Dieu et avec leurs trois « religions » originelles, les Chinois sont parfaitement athées et ne s’en portent pas plus mal. Bayle s’efforçait déjà de démontrer, à la fin du XVIIe siècle, qu’une société d’athées ne serait ni meilleure ni pire qu’une autre.
En fait, le seul mérite de Nietzsche c’est de faire apparaître ce qu’il y a d’arbitraire à l’origine de toute morale, de jeter le soupçon, après les moralistes français du XVIIe siècle, sur toute prétention à la vertu. Mais son refus du nihilisme le conduit tout droit dans le voisinage de Calliclès et fait privilégier, à cet éternel malade, l’énergie et la santé des plus forts. Au-delà du bien et du mal, finalement, il y a la force auto-légitimante, d’où la récupération par les nazis, ce que ne voient pas, semble-t-il, ses thuriféraires contemporains, et cela m’afflige.
Dire au fond qu’il faut aux hommes des croyances pour assurer le lien social, comme le fait Taylor, c’est quand même désespérer du peuple et le mépriser à peu près autant que Voltaire pouvait mépriser cette « canaille » que seule la religion pouvait contrôler. En tant qu’intellectuel, Taylor se passe très bien des croyances, mais il pense qu’elles sont nécessaires pour ceux qui n’ont pas accès à la philosophie et il y a quelque chose de tout à fait pathétique dans sa prétention à vouloir fonder une morale qui échapperait au relativisme des moeurs. Il ne trouve rien de mieux que la conscience intérieure, cet « instinct divin » selon Rousseau, mais c’est une question sans solution qui débouche sur des apories. Dans « Fonder la morale », François Jullien essaie lui aussi de s’attaquer à cette question, lui aussi renvoie à Rousseau qu’il confronte au Chinois Mencius, mais son discours pourtant extrêmement nuancé et subtil ne m’a que faiblement convaincu. La vie me paraissant préférable à la mort qui est toujours irréversible, j’ai tendance à penser qu’il faut privilégier les systèmes qui permettent au plus grand nombre d’exister jusqu’au bout et d’assurer la paix collective, cela reste une préférence impossible à fonder. Ca, c’est la position modeste est sceptique de l’athée, qui n’a évidemment rien à voir avec celle des religieux qui trouvent, eux, dans la révélation, un fondement tout à fait indiscutable.
Vous me dites que vous êtes lasse d’entendre toujours répéter les distinctions entre Islam et Islamisme. D’un certain point de vue, je suis d’accord avec vous et avec Wafa Sultan dans « L’Islam en question », qui considère l’Islam comme un bloc et nie qu’il puisse exister un Islam « modéré ». Mais pour Wafa Sultan, qui est née musulmane, l’Islam est proprement incurable, c’est-à-dire violent et mortifère, à rejeter en bloc. Vous me dites que vous êtes musulmane. Je veux bien, mais que faites-vous alors du cinquième verset de la sourate IX, Le repentir : « [...] Tuez les idolâtres partout où vous les trouverez, faites-les prisonniers, assiégez-les et guettez-les en toutes embuscades ; mais s’ils se convertissent, s’ils observent la prière, s’ils font l’aumône, alors laissez-les tranquilles, car Dieu est indulgent et miséricordieux ». Drôle conception de l’indulgence, non ? Il y aurait bien d’autres versets du même tonneau, et d’autres aussi qui prônent la paix et qui les contredisent, si bien qu’on peut indifféremment dire une chose et son contraire et justifier à peu près n’importe quoi. Quand vous me dites que Mohammed « n’a jamais prescrit cet « islam » délirant » je suis bien obligé de vous répondre que si, et que le septième article de la charte du Hamas, par exemple, s’autorise très bien d’un hadith qui préconise de massacrer les Juifs. Certains imams, à Paris, proches du CFCM, souhaiteraient expurger l’Islam de tout ce qui le rend incompatible avec les droits de l’homme et pourrait en faire, pour le coup, un vrai copain de Marianne, mais l’UOIF plus majoritaire est complètement manipulée par un Tarik Ramadan qui s’emploie à propager, lui, la bonne parole fanatique des Frères musulmans.
La situation est donc très compliquée. Je vous parlais de cette manifestation avortée, des musulmans contre l’Islam radical. Finalement, elle aura peut-être lieu ce dimanche, mais s’y associent des organisations très contestables, comme Riposte laïque, désormais plus ou moins acoquinée avec le Front National, si bien qu’on ne sait plus trop s’ils n’entendent pas, en fait, combattre l’immigration et les immigrés plus qu’un fanatisme religieux. Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous me dites des réticences que pourraient avoir à s’opposer à l’islamisme les musulmans de base : ils craignent d’être effectivement perçus comme des traîtres à une communauté qui a mis le doigts dans l’engrenage de l’islamic way of life et qui ne peut plus en sortir : qui ne s’impose pas le jeûne du ramadan est désormais un salaud. Qui ne se voile pas la tête (ce que, de fait, l’Islam n’a jamais imposé) est une catin, etc.
Cet échange est un peu long - ça change des réactions de type SMS !-, et pourtant nous n’avons presque rien dit et j’ai un peu honte de tant de formulations à la hache qu’il faudrait pouvoir polir un peu ; la question des fondements d’une morale commune et des apories qu’on rencontre lorsqu’on essaie de penser la chose est tout à fait essentielle, mais nous ne pouvons que survoler tout cela.
19/10 13:46 - Najat Jellab
Christian Je vous prie tout d’abord d’excuser ma réponse si tardive et impromptue, (...)
24/05 13:57 - Christian Labrune
ERRATUM " Et à la suite de la première phrase que je citais, et qui conclut le paragraphe, (...)
24/05 13:30 - Christian Labrune
J’écris en capitales (le « gras » ne passe guère par l’internet), des passages (...)
23/05 12:28 - Christian Labrune
Najat, Il faudrait peut-être, pour commencer, recentrer un débat qui a progressivement (...)
23/05 01:37 - Christian Labrune
Najat, Il est de fait que lorsqu’on traite de questions philosophiques, la littérature (...)
22/05 20:11 - Najat Jellab
Christian, Alors ça c’est pas de bol, parce que dans mon temple, en plus de Socrate et (...)
Agoravox utilise les technologies du logiciel libre : SPIP, Apache, Ubuntu, PHP, MySQL, CKEditor.
Site hébergé par la Fondation Agoravox
A propos / Contact / Mentions légales / Cookies et données personnelles / Charte de modération