Najat,
La distinction de Pascal entre un esprit de finesse et un esprit de géométrie m’a toujours paru de l’ordre de ces choses auxquelles il conviendrait d’appliquer le principe du rasoir d’Ockham. C’est un concept inutile et factice. C’est depuis ce temps-là qu’on oppose, d’une manière tout à fait calamiteuse, les littéraires et les matheux. Je trouve que vous êtes bien imprudente de faire de Pascal un modèle de pensée philosophique après ce que j’en avais dit et qui reposait sur de solides préventions. Il est en effet raisonnable, dit en substance le bonhomme, pour la raison, de se « soumettre ». Et de se soumettre à quoi ? A la révélation. Cela, à mes yeux, le discrédite définitivement comme philosophe. Il est, comme Nietzsche, même s’il va pas du tout dans le même sens, un penseur malade qui veut penser pour se soigner. Il n’est pas non plus cet « l’effrayant génie » que Madame Perrier, s’est efforcée de faire apparaître dans la biographie qu’elle a écrite de son frère. Alexandre Koyré aurait même tendance à le considérer plutôt comme un bricoleur qui emprunte beaucoup à ses prédécesseurs sans inventer grand chose. Quand on regarde ses démonstrations mathématiques - sur la cycloïde, par exemple -, on voit qu’il est très en retard sur Descartes plus vieux pourtant, et largement, d’une génération. Il n’a pas du tout intégré la méthode analytique en géométrie ; il est astucieux, certes, mais il utilise un marteau-pilon pour écraser des mouches. Quant à sa description d’un monde infini qui semble faite pour donner le vertige au libertin, avec cet univers « dont le centre est partout et la circonférence nulle part », on ignore trop souvent que c’est une citation sans guillemets de Nicolas de Cues qui n’est même pas lui-même l’inventeur du concept. Bref, pour moi Pascal est un charlatan qui essaie de réconcilier autant qu’il peut, à la manière des sophistes, la religion avec la science, mais je suis bien loin d’avoir pour lui la même estime que j’aurais pour un Teilhard de Chardin animé par la même ambition, mais dont bien des intuitions me paraissent autrement heuristiques.
Evidemment, on ne peut rien fonder. Nous le disions à propos de Nietzche et de la morale, on peut le dire aussi à propos des sciences et même des mathématiques, surtout depuis le théorème d’incomplétude de Gödel que je croyais que vous alliez m’asséner et qui vous eût été bien utile, d’autant plus que je ne serais pas vraiment en état d’en discuter, cela excède mes capacités. Je l’ai échappé belle !
« être rationnel, m’écrivez-vous, suppose donc d’admettre l’irrationnel ». Je trouve que vous y allez quand même un peu vite et que ce que vous mettez sous le terme d’irrationnel est un peu flou ; les exemple que vous donnez pour étayer cela ne me convainquent pas.
J’ai eu tout à fait tort dans mon précédent mail de parler d’une philosophie qui pourrait envisager sinon approuver qu’on abandonnât le principe de non-contradiction, et d’évoquer à ce propos les géométries non-euclidiennes qui parurent un peu suprenantes à leur apparition, comme plus tard, aussi, la théorie de la relativité, et vous auriez dû me critiquer sévèrement sur ce point au lieu de profiter, comme vous le faites, d’une naïveté que vous me supposez pour mieux m’enfoncer dans mon erreur ! Ces géométries n’ont en effet rien d’irrationnel à partir du moment où l’on suppose une courbure positive ou négative de l’espace. La somme des angles d’un triangle sur une sphère, par exemple, cesse d’être égale à deux droits. Cela se démontre, se calcule, cela n’a rien de mystérieux ni d’irrationnel. Il vaudrait mieux, dès lors, penser à la théorie quantique. Les physiciens disposent là de formalismes « qui marchent », mais tellement paradoxaux du point de vue du simple bon sens qu’ils avouent être incapables de les « comprendre ». Einstein en était terriblement irrité au début mais il a dû s’y faire. Cela implique-t-il que le monde soit irrationnel ? Je ne le pense pas. Simplement, la raison – pour l’instant, mais depuis le début ! -, rencontre des difficultés, mais cela n’empêche pas les physiciens de chercher la théorie de grande unification qui permettrait de clarifier les choses. S’ils se rangeaient à la position de Pascal, ils auraient mille fois plus de raisons que lui (on en sait plus, le mystère s’épaissit) d’abandonner carrément la recherche et de dire avec le sophiste janséniste : « [l’homme] tremblera dans la vue de ces merveilles [de la nature] ; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption ». Bref, on arrête tout puisque la science est un chemin qui ne mène nulle part, et on se jette à plat ventre devant Dieu. L’exemple de Pascal nous fait voir que c’est ou la science/philosophie ou la religion, mais pas les deux à la fois : elles sont incompatibles et s’excluent réciproquement. Sur ce point, il a tout à fait raison, mais c’est le choix qu’il fait que je réprouve et je doute que vous puissiez parvenir indéfiniment à ménager longtemps la chèvre et le chou.
Vous me dites plus bas que le hasard serait une « manifestation de l’irrationalité dans la nature ». Non, pas du tout : quand vous lancez une pièce de monnaie, ce n’est pas du tout par hasard qu’elle tombe d’un côté plutôt que de l’autre. Il est vrai que depuis une trentaine d’années, la physique du chaos s’est développée. On pensait encore dans les années 50 qu’on pourrait, en affinant les méthodes d’observation et de calcul, prévoir longtemps à l’avance l’évolution de la météo, par exemple. On en était resté à une conception laplacienne du déterminisme : connaissant les paramètres d’un système et son état à un moment t, on pourrait décrire son état à l’instant t+x ou t-x. On sait aujourd’hui que cela vaut pour les systèmes simples, mais pas pour les systèmes complexes sensibles aux conditions initiales. Par conséquent, il y a toute sorte de systèmes, dont ceux qui relèvent de la mécanique des fluides ou de la cosmologie, dont on sait aujourd’hui qu’on ne pourra jamais prédire exactement l’évolution parce qu’il faudrait, pour la modéliser des ordinateurs qui puissent faire un sort à chaque particule du système. Cela n’empêche évidemment pas le déterminisme de s’appliquer au niveau de ces éléments selon des règles qui sont, elles, parfaitement rationnelles.
L’argument de l’intérêt est absolument central dans toutes les religions du Livre obsédées par la question d’un salut personnel et d’une vie éternelle in paradisum. C’est l’intérêt qui commande aux chrétiens comme aux musulmans de donner deux sous au mendiant, de s’abîmer les genoux en se traînant par terre, de s’abstenir de la fornication, de jeûner, etc. Bref, de s’empoisonner l’existence.
Je ne dis pas qu’il n’y ait pas eu chez les gens instruits une tentative pour dépasser cela. Dans le quiétisme de Madame Guyon, par exemple, aussi bien que chez les grands mystiques, on essaie de faire passer l’amour de Dieu avant l’amour-propre, on tâche de s’anéantir dans l’extase et la contemplation, mais vous ne trouverez pas de religieux, sinon dans certaines variantes, peut-être, du gnosticisme (on y trouve tout !) qui soient allés jusqu’à vouloir renconcer à leur salut. Au reste, du point de vue des autorités religieuses, c’est toujours dangereux pour le fonds de commerce de la religion : Madame Guyon quelque peu persécutée par Bossuet s’est vite retrouvée à la Bastille, et Fénelon a connu la disgrâce.
La relation du croyant ordinaire à Dieu, dans toutes les religions du Livre, est de l’ordre de la prostitution. Je veux bien me donner à Dieu, jouer s’il le faut la comédie du pur amour, mais c’est quand même donnant-donnant. A cela s’ajoute très vite la crainte superstitieuse : si je ne fais pas ce qu’il faut, et si Dieu existe, il risque de m’en cuire ! En France, le jeûne du ramadan est devenu depuis vingt ans une obligation absolue. Je me souviens (il y a de cela plus de dix ans) que des élèves venaient quelquefois me dire, à la sortie du cours en manière d’excuse : « M’sieur, on a un peu de mal à se concentrer, en ce moment, mais c’est qu’on fait le ramadan ». Ah bon, leur disais-je, avec une expression d’étonnement calculée : si cela vous embête, il ne faut pas le faire et, d’une manière particulièrement perverse et diabolique, je sortais de mon cartable une ou deux barres chocolatées dont je m’étais muni en arrivant au lycée et que je leur proposais benoîtement. Le soir, quittant l’établissement et passant devant le distributeur automatique, je trouvais des groupes de filles qui me demandaient l’heure. Encore dix minutes ! S’exclamaient-elles, crevant de faim et de soif ! Ces jeunes n’avaient évidemment aucune raison, surtout après un cours sur la philosophie des Lumières, de se comporter d’une manière tellement irrationnelle, et je ne laissais pas de leur rappeler la phrase de Racine dans la préface de Phèdre : « la seule pensée du crime est regardée avec autant d’horreur que le crime même ». C’est-à-dire que simplement penser à manger ou à boire, pendant le ramadan, et oser se plaindre d’une contrainte que la raison n’impose pas, c’est exactement comme de se goinfrer en cachette. Je ne vous dis pas ce que j’ai pu entendre d’adultes qui s’imposaient cette contrainte. Ils n’osaient évidemment pas me dire que c’était Allah qui leur commandait la chose, et ils n’hésitaient pas à trahir leur religion en inventant toute sorte de raisons profanes adaptées à l’interlocuteur rationaliste qui les attendait au tournant, du genre : ça fait du bien pour la santé. Après ça, je me sens mieux, etc. Il y a donc bien deux religions : une religion du peuple qui est très simple et qui fonctionne sur le principe de la carotte et du bâton et une religion pour les intellectuels (en apprence la même), mais en forme d’usine à gaz, avec un labyrinthe de tuyaux qui semble fait pour égarer l’esprit.
Vous évoquez Husserl. C’est aussi mon philosophe préféré, celui auquel je reviens constamment, et cela me fait vraiment plaisir de voir que là nous nous rencontrons vraiment. Mais je crains que vous ne le tiriez dans une direction que je trouve contestable en parlant de transcendance pour dire tout de suite après que cette transcendance n’en est pas une. En effet, il n’y a aucun arrière-monde métaphysique dans la phénoménologie transcendantale. Ce qui me surprend toujours, c’est qu’on puisse si aisément faire entrer Husserl dans le confection de sauces philosophique qui paraissent tout à fait incompatibles avec sa volonté d’en finir avec les oppositions du type idéalisme / réalisme. Par exemple, Lévinas et Ricoeur ont été les vulgarisateurs de la phénoménologie husserlienne, mais ce que ces penseurs du religieux en font me stupéfie, et plus encore les productions d’un Michel Henry ou d’un Jean-Luc Marion. Husserl, s’il pouvait les lire, se retournerait dans sa tombe !
19/10 13:46 - Najat Jellab
Christian Je vous prie tout d’abord d’excuser ma réponse si tardive et impromptue, (...)
24/05 13:57 - Christian Labrune
ERRATUM " Et à la suite de la première phrase que je citais, et qui conclut le paragraphe, (...)
24/05 13:30 - Christian Labrune
J’écris en capitales (le « gras » ne passe guère par l’internet), des passages (...)
23/05 12:28 - Christian Labrune
Najat, Il faudrait peut-être, pour commencer, recentrer un débat qui a progressivement (...)
23/05 01:37 - Christian Labrune
Najat, Il est de fait que lorsqu’on traite de questions philosophiques, la littérature (...)
22/05 20:11 - Najat Jellab
Christian, Alors ça c’est pas de bol, parce que dans mon temple, en plus de Socrate et (...)
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