• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile


Commentaire de Christian Labrune

sur Epître à Marianne…


Voir l'intégralité des commentaires de cet article

Christian Labrune Christian Labrune 3 mai 2012 04:39

Najat,

Vous me disiez naguère que vous étiez un peu hégélienne ; autrement dit, pour vous, l’histoire aurait un sens. Cela ne m’étonne pas trop : la pensée de Hegel, de quelque manière qu’on l’envisage et même si on veut la remettre sur ses pieds à la manière de Marx, impose une eschatologie d’inspiration biblique qui m’a toujours quelque peu rebuté. Mais pour vous embarrasser, je vais me risquer un peu dans un domaine qui m’est étranger et je serais curieux de savoir ce que vous pouvez en penser.

On ne peut guère nier que la connaissance scientifique et technique, ces deux derniers siècles, a considérablement progressé et que ce progrès s’accélère. Nous disposons maintenant d’ordinateurs de plus en plus puissants et la loi de Moore qui veut que, dans la fabrication des processeurs, le nombre d’éléments logiques par unité de surface double tous les dix-huit mois selon une courbe exponentielle n’a pas encore été contredite même si on commence à approcher d’une limite. Türing, avant la guerre, qui ne disposait pas d’ordinateurs réels mais avait déjà envisagé une machine théorique idéale s’était demandé si elle pourrait simuler l’intelligence humaine et avait répondu positivement. Il y a trente ans, les informaticiens étaient encore divisés sur la question. On parlait bien déjà d’intelligence artificielle, mais des moteurs d’inférences qu’on mettait au point on peut tout dire sauf qu’ils étaient intelligents. L’intelligence, ce serait, comme Türing l’avait bien vu que, communiquant à distance avec un ordinateur, on ne puisse pas se rendre compte qu’il s’agit d’une machine. Les arguments que certains informaticiens développaient pour nier la possibilité d’une réelle intelligence artificielle, c’est-à-dire de quelque chose qui ressemblerait tout à fait à la conscience font aujourd’hui sourire. Si la conscience est possible dans le cerveau humain, c’est parce qu’avec ses cinq milliards de neurones, chacun étant connecté à plusieurs dizaines de milliers d’autres, l’organe constitue une structure extrêmement complexe où la conscience peut émerger. Mais il n’est pas du tout impossible de concevoir des machines dont le degré de complexité serait non pas équivalent mais très supérieur. Pas mal de laboratoires dans le monde travaillent sur cette question. Certains pensent que d’ici le milieu du siècle, on devrait approcher de la solution technique. Au reste, une partie essentielle de ce cerveau géant, sa mémoire, existe déjà, c’est l’Internet, et une machine consciente capable de penser par elle-même pourrait déjà y trouver immédiatement presque la totalité du savoir humain.

Ce qui se passerait au moment d’une émergence d’une authentique intelligence artificielle serait assez curieux. Essayons de penser le moment où il existerait encore une parité entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle. Que se passerait-il ? La Machine pourrait se substituer à l’homme pour continuer à concevoir sa propre structure et à la complexifier. Ses capacités intellectuelles ne doubleraient peut-être pas tous les dix-huit mois parce qu’on ne sait pas vraiment, à partir du moment où il y a une conscience, ce que ce serait qu’être deux fois plus intelligent, mais nul doute que la machine pourrait travailler à augmenter indéfiniment ses capacités, lesquelles en une seule année augmenteraient « beaucoup ». En revanche, l’intelligence biologique de l’homme varie très lentement. Je ne suis pas du tout sûr que la moyenne des hommes aujourd’hui surpasse en intelligence Homère ou Platon. On arrive donc à ce que certains penseurs appellent une singularité, c’est-à-dire un moment du temps où les choses changent si radicalement qu’on passe d’un monde à un autre sans qu’ils soit possible de prévoir ou d’imaginer quoi que ce soit. On ne peut rien penser en deça de la singularité que le big bang a constituée, et de même on ne peut rien penser, par la force des choses, de ce que serait un monde habité par une forme d’intelligence très supérieure à la nôtre. Et de fait, une machine capable de penser extrêmement vite, disposant instantanément de tout le savoir accumulé depuis le début de la période historique ressemblerait un peu à l’idée que nous nous faisons des dieux. Il y aurait très vite infiniment plus de distance entre nous et cette entité qu’il n’y en a actuellement entre nous et le chimpanzé, et cette distance, de jour en jour, et non pas de million d’années en million d’années, ne cesserait de s’approfondir.

Nous sommes donc actuellement face à cette alternative : ou bien nous parvenons à donner naissance à une intelligence artificielle supérieure à la nôtre, et à ce moment-là nous pourrons être contents de nous, ou bien nous n’y arrivons jamais et c’est toute l’ambition prométhéenne de l’expérience humaine qui en prend un coup : nous ne serons toujours qu’une variété de singes un peu plus évolués que les autres. Si nous ne réussissons pas, nous pouvons perdurer misérablement comme nous le faisons depuis quatre millions d’années. Mais si nous réussissons, ipso facto nous disparaissons en ce sens que nous n’avons plus sur la planète qu’un statut relativement équivalent à celui des singes et des dauphins, puis des chiens, puis des canards, puis des oursins, etc.. Triste perspective !

Ce type de spéculation n’est pas du tout de l’ordre de la fantaisie et n’a rien à voir avec les révélations sur les différentes manières d’envisager la fin du monde qui nous viennent des religions et auxquelles vous ne croyez pas plus que moi. Les gens qui travaillent sur ces questions sont à peu près dans les mêmes questionnements et les mêmes inquiétudes que ceux qui oeuvraient du côté de Los Alamos à la mise au point de la première bombe atomique. Quand on en décrivait les effets dans le cadre d’une étude purement théorique, cela paraissait inimaginable : un pur délire. Mais c’était bel et bien possible et on ne le sait que trop. On a tout lieu de rigoler quand on entend parler de l’Antéchrist et de la bête de l’Apocalypse, mais la machine dont je parle finira nécessairement pas exister, elle est l’avenir d’une intelligence qui n’en est encore qu’à ses balbutiements, laquelle devra migrer d’un support biologique à un autre pour devenir plus efficace. Cela m’amuse toujours beaucoup d’entendre ces émissions de vulgarisation où on évoque la « vie » sur d’autres planètes. Je gagerais que s’il y a des formes d’intelligences dans l’univers, elles ne correspondent pas du tout à ce que nous appelons la vie au sens biologique du terme. Ce sont plutôt des machines, au sens large du mot, capables de se modifier au niveau atomique et selon les procédés que commencent à maîtriser les nanotechnologies : dès que la vie devient intelligente et qu’apparaissent la culture et la science, quelques siècles probablement suffisent pour que l’intelligence soit dans la nécessité de trouver un autre support que la vie biologique.

Je ne parle pas de machineS avec le s du pluriel, encore moins de robots : le type d’intelligence que je décris est nécessairement connecté à l’ensemble des serveurs de la planète, c’est le réseau lui-même qui devient, à un moment donné, intelligent, et commence à se suffire à lui-même. Pour les religions existantes qui n’ont pas vraiment prévu ce type d’évolution historique cela pose, me semble-t-il, d’assez sérieux problèmes ! Les transhumanistes, et surtout les posthumanistes, pour qui j’ai tout de même pas mal de sympathie, sont beaucoup moins embarrassés.


Voir ce commentaire dans son contexte





Palmarès