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Commentaire de Christian Labrune

sur Epître à Marianne…


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Christian Labrune Christian Labrune 4 mai 2012 01:11

Najat,

Non seulement j’ai été prof, mais même prof de lettres, et j’ai passé bien des heures de ma vie à expliquer Pascal, mais certainement pas comme les collègues de ma discipline qui, pour la plupart, n’entendent pas grand chose à la philosophie. Par votre longue défense de l’Auvergnat, vous m’avez cruellement obligé à rouvrir des volumes que je croyais refermés pour jamais et j’ai même relu entièrement « de l’esprit géométrique et de l’art de persuader », non sans une profonde horreur.

Que vous me disiez qu’il faut distinguer entre le raisonnement discursif, les « longues chaînes de raison » dont parle Descartes, et l’intuition qui impose immédiatement ses lumières, je le veux bien, mais ça ne nous mène pas très loin sinon nulle part. Pascal oppose les géomètres aux gens du monde qui ont l’esprit de finesse et sont rebutés par les démonstrations. C’est cette opposition que je récuse totalement, et par expérience : j’ai eu d’excellents élèves en lettres, ils étaient aussi particulièrement brillants en mathématiques. Les meilleurs des sections purement  « littéraires », en revanche, qui mettaient un imbécile point d’honneur à ne rien entendre aux mathématiques, je les ai assez régulièrement trouvés aussi fumeux que les collègues de ma discipline.

On ne peut pas faire des mathématiques sans recourir à l’intuition : Pascal parle bien « des principes si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent », mais quand on lit ses démonstrations ou celles de Desargues, on a intérêt à s’accrocher parce qu’il faut se représenter mentalement des figures complexes dans l’espace, et non pas seulement les propriétés élémentaires des polygones du plan. Le reproche qu’on peut faire à Pascal, c’est justement d’essayer de démontrer des problèmes devenus très complexes avec les mêmes méthodes que les anciens et sans recourir à la géométrie algébrique de Descartes qui est quand même d’une tout autre élégance, et beaucoup plus puissante.

Vous me dites qu’il y a des choses en géométrie qu’on ne peut pas démontrer. Je ne vous ai jamais dit le contraire, c’est tout le problème de l’axiomatique, mais quand vous me dites qu’on ne peut pas « démontrer cette courbure », parlant probablement des géométries non-euclidiennes, cela n’a pas beaucoup de sens : la notion de courbure n’est pas une idée vague en rapport avec l’expérience sensible, elle résulte d’un certain nombre d’axiomes et de définitions qui sont tout à fait suffisantes pour qu’on puisse bâtir là-dessus quelque chose de consistant. Pour illustrer le problème de la contradiction en mathématiques, vous auriez pu évoquer la théorie de Cantor critiquée par Russel à propos de la question de l’ensemble de tous les ensembles qui n’appartiennent pas à eux-mêmes. Cet ensemble s’appartient-il ? Mais cette difficulté logique n’a pas été insurmontable puisqu’elle a conduit à la théorie des types logiques. Cela vous prouve en tout cas surabondamment s’il en était besoin la falsifiabilité des mathématiques, qui est selon Popper le critère même de la scientificité. Si la psychanalyse ou les religions étaient aussi aisément falsifiables, on pourrait peut-être passer à des domaines de la réflexion un peu plus excitants !

Pour me prouver qu’il y aurait de l’irrationnel jusque dans les mathématiques, vous écrivez : « le  triangle, comme objet géométrique, n’est pas le résultat d’un discours déductif de la raison. Il n’est pas « démontrable ». » Là, je n’y comprends rien du tout. Il n’a jamais existé un triangle, personne n’a jamais pu VOIR un triangle, le triangle est un concept et il se réduit entièrement à la définition qu’on en donne, il n’existe pas au-delà, dans le monde sensible, étant constitué de droites sans épaisseur et donc invisibles, et on ne peut y accéder, pour parler comme Descartes, que par une « inspection de l’esprit ». Pour le définir, il a bien fallu disposer d’abord de notions plus élémentaires : celle du plan, celle de la droite, celle du point. Il n’y a rien là à démontrer, cet ensemble de définitions constitue un corpus suffisamment consistant pour qu’on puisse opérer dessus ad libitum.

Vous me dites quelque part que La Rochefoucauld serait l’incarnation même de l’esprit de finesse. Je dis non et je le prouve en l’opposant à l’Auvergnat. Le problème de Blaise, c’est de persuader, de persuader le libertin. Comme le marchand d’aspirateurs, il a quelque chose d’énormément positif à nous vendre : l’exaltante Vérité indubitable du christianisme, avec le bonheur éternel qui va avec. La démarche de La Rochefoucauld est inverse, elle est sceptique, elle ne promeut pas une croyance, elle démolit radicalement les illusions communes. Chaque vertu est examinée par le bonhomme, et elle « n’est que », c’est-à-dire en général pas grand chose, si ce n’est même, quelquefois, un vice. Il y avait dans les premières éditions quelques maximes qui évoquaient Dieu. Dans l’édition de 74, elles sont toutes supprimées. En cela, La Rochefoucauld est un vrai philosophe, il ne prétend pas avoir accès à une quelconque positivité, il se contente de faire tomber les masques et de démolir le faux. Le vrai, c’est ce qui n’est pas encore faux, il se définit en creux, et provisoirement. En bon sceptique, il doute même de sa propre radicalité et s’impose quelquefois d’écrire des choses comme « s’il y a un véritable amour... » « S’il y a une amitié véritable... », mais cela reste très hypothétique.

Je n’ai jamais dit que le pari de Pascal fût en rien « arbitraire ». C’est un calcul d’intérêt, mais c’est là justement qu’on doit confronter le petit Blaise à La Rochefoucauld pour qui « l’intérêt est l’âme de l’amour propre ». Et le vieux duc méprise la notion d’intérêt, qui sent son bourgeois. Pour lui, l’intérêt est méprisable, et cela nous ramène à l’opposition entre la religion populaire et la religion des intellectuels. Vous me dites : la vraie religion, c’est celle des intellectuels. Je pense exactement le contraire : l’intellectuel a les moyens, lui, de voir des contradictions énormes que le peuple ne voit pas, et s’il reste religieux, c’est par tartufferie, parce que cela sert ses intérêts de classe de favoriser l’opium du peuple qui endort « la canaille ». La religion devrait bien elle aussi tonner contre l’amour-propre. « Le moi est haïssable », disait Blaise, en vrai chrétien, mais elle tient un double discours selon le clivage des deux cités. L’amour-propre, c’est-à-dire, l’égoïsme serait monstrueux ici bas, mais, bizarrement, il resterait quant même tout à fait licite et même recommandable de vouloir rejoindre un jour la cité de Dieu, et la générosité que la charité implique ne peut donc jamais être désintéressée. Molière a admirablement vu cela dans la scène du pauvre de "Dom Juan", lorsqu’il fait répondre au mendiant à qui Dom Juan vient de demander ce qu’il fait tout seul dans cette forêt : « je prie pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose ». Il est ermite mais il lui faut quand même une petite pièce de temps en temps et il a intérêt à ce qu’il y ait des riches, qu’ils soient même de plus en plus riches, alors que sa religion lui représente que la pauvreté est préférable et conduit plus sûrement en paradis. C’est une comédie, me direz-vous, une satire, mais ces contradictions ne sont pas inventées : elles sont le résultat d’une observation lucide.

Au fond, vous voyez très bien que ce qui fonde l’athéisme, ce n’est certes pas la révélation venue d’on ne sait où que Dieu n’existerait pas, c’est simplement une analyse critique, à la manière de La Rochefoucauld, des comportement et de leur articulation à la morale : A supposer même que Dieu existât, il y aurait quelque chose de profondément immoral dans le désir d’être sauvé et d’organiser sa vie selon cet objectif, de faire comme le petit chien-chien à sa mémère qui donne sa papatte pour avoir un susucre. Et quand bien même Dieu existerait, la soumission à cette entité, qui est la définition même de l’islam mais qui vaut aussi bien dans les autres religions du Livre, c’est quelque chose qu’un philosophe ne peut accepter parce que le sentiment de la crainte peut valoir pour des esclaves mais pas pour des hommes libres. Cela se démontre-t-il ? Je ne sais pas. Peut-être bien que cela résulte uniquement d’un requisit imposé par l’esprit de finesse !



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