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Commentaire de Christian Labrune

sur Epître à Marianne…


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Christian Labrune Christian Labrune 19 mai 2012 09:36

Najat,

Je vous disais que vous étiez en train d’appliquer à l’islam un traitement qui maquille sa sénilité. Je n’avais rien contre ; maintenant, si vous aimez les « vieilles peaux », je ne vois pas pourquoi vous ne vous ralliez pas à un wahhabisme qui veut nous ramener, et jusqu’à la fin des temps, au monde tel qu’il se présentait au VIIe siècle, qui préfère adapter le monde à un Coran momifié plutôt que d’en réinterpréter le texte au gré des évolutions du monde. Or, vous n’irez tout de même pas jusqu’à prétendre que ce monde du haut moyen-âge nous apparaît plus « beau » et meilleur que l’actuel.

Un philosophe « digne de ce nom » ne se moque pas du corpus des textes religieux, c’est plus simple que cela : il s’en fout complètement, il n’y pense que lorsque la chose rencontre par hasard son chemin. Dans la rue, il y a une quantité de bagnoles, je ne les vois même pas, je ne thématise jamais leur perception, sauf quand je vois surgir à un carrefour, comme hier, une vieille Citroën « deux chevaux » des années 60 qui est comme l’irruption dans le présent d’un monde disparu. Il ne vous viendrait pas à l’idée non plus de vous demander si je prends bien soin de mon cheval, vous pouvez aisément penser qu’un Parisien de Belleville au XXIe siècle n’a pas besoin du bourrin qui eût été indispensable pourtant à un contemporain du Prophète. Eh bien, je n’ai pas plus besoin d’une religion que d’un cheval et je ne pense jamais à acheter du foin ni de l’avoine.

« Athéisme primaire », dites-vous, et je rigole ! Ce qui est primaire, c’est la croyance, c’est la foi du charbonnier, la croyance absolument infondée de qui est persuadé, sans trop savoir comment que Dieu existe, ou, tout aussi bien, qu’il n’existe pas. Or, j’ai pris soin d’emblée de vous le dire, cette alternative ne me préoccupe pas le moins du monde. Si Dieu existe, c’est son affaire, assurément pas la mienne ; au reste je ne suis pas méchant au point de lui souhaiter d’être. Ces questions ne me travaillent pas plus, à vrai dire, que de savoir s’il existe ou non des mégots de cigares ou des boîtes de petits pois en conserve en orbite dans les anneaux de Saturne. Il est possible qu’il y en ait, après tout, mais cela ne m’empêche pas de dormir. Inutile de vous dire qu’étant né chrétien et me souciant à peu près autant, pour parler comme les bigots, des « promesses de mon baptème », que du contenu de ma poubelle, je n’ai pas pour autant l’impression d’être mort, de m’être le moins du monde suicidé. C’est même tout le contraire.

Après ces gentillesses, vous trouvez bon de m’envoyer quelques assertions d’un simplisme ahurissant : les préoccupations relatives à la science deviennent, on ne sait trop pourquoi, du « scientisme » et le « rationalisme triomphant » paraît conduire en réalité, pour l’humaniste que vous affectez d’être, « à la barbarie ». Tout cela mériterait évidemment d’être quelque peu explicité...

Le fait d’avoir été plutôt un littéraire ne m’a jamais empêché d’aimer la science ; j’avais préféré math élém à la classe de philosophie et j’ai passé bien des milliers d’heures, à partir des années 80, à programmer les machines. Pourquoi s’oriente-t-on dans une direction plutôt que dans une autre ? Je ne vais pas ici, sur un forum public, vous raconter ma vie. En tout cas, vous le voyez bien, les lettres que je n’ai pas aimées d’un amour fanatique ne m’ont jamais fait préférer le Verbe à l’atome. Si je reste, comme Paul Valéry, un « amant malheureux de la mathématique », ce n’est pas cela non plus ce qui risque jamais de me pousser au suicide.

Je suis, de fait antihumaniste. Si vous pensez m’accuser, vous ne faites que me définir comme je le ferais moi-même, et je souscris pleinement à ce que vous dites, sauf peut-être à la notion de surhomme : je déteste l’idéologie nietzschéenne. Et je ne considère pas non plus l’homme tel qu’il existe, c’est-à-dire un être terriblement soumis à la souffrance, comme un « matériau ». La compassion bouddhiste ou schopenhaurienne entre pour beaucoup dans ma détestation de Nietzsche et de ses théories. L’homme dit-il, dans son ridicule Zarathoustra, n’existe que pour être dépassé « Der Mensh ist etwas, das überwunden werden soll », mais il met là-dedans une exaltation et un optimisme qui me dégoûtent : le surhomme de Nietzsche est encore un homme, et de la pire espèce, plus proche de Calliclés que de Socrate. Ce n’est quand même pas un hasard, n’en déplaise à Onfray, si les nazis on cru qu’ils pouvaient incarner ce nouveau type humain. Or, ce n’est pas du tout un dépassement de cette sorte qui se se profile à l’horizon de notre siècle.

Raisonnablement, on ne peut pas se réclamer de l’humanisme, parce que tout humanisme croit savoir ce qu’est l’homme, lui prête une nature humaine figée pour l’éternité. Or, avec l’apparition de cette forme animale sur la planète, disparaît presque immédiatement la nature elle-même : tout commence à se transformer, y compris les espèces vivantes, et l’homme lui-même, inévitablement, à plus ou moins brève échéance. Les pires systèmes politiques ont eu leur humanisme. Hitler et Staline étaient de parfaits humanistes, lesquels avaient en tout cas une idée très précise de ce que devait être l’homme et de ce qui serait bon pour lui. Prolétaire émancipé pour l’un, brute aryenne aux yeux bleus pour l’autre. Au nom de ces conceptions fixistes, aussi bien celles des totalitarismes que des religions – et les religions sont nécessairement totalitaires – on a considérablement ensanglanté la planète. Si je prends congé des humanistes, c’est que, vraiment, ils nous ont fait trop de mal.

Les spéculations sur la conscience artificielle n’ont de sens que si on postule ce principe qu’à partir d’une parité entre les deux formes d’intelligence, l’humaine et l’artificielle, la seconde commence très vite à dépasser l’autre. Et pourquoi voudriez-vous qu’une machine plus intelligente qu’Einstein ou Husserl se comportât de la manière que vous décrivez, c’est-à-dire comme le dieu bête et pervers de l’ancien testament ou ce que le XXe siècle a pu produire de plus abject dans l’ordre de la tyrannie ? Ce que vous envisagez, ce n’est pas une forme d’intelligence, c’est plutôt la connerie incarnée et vous nous renvoyez à la fantasmatique éternelle des oeuvres de science-fiction, au mythe inventé par Mary Shelley. Que l’homme devienne progressivement (il l’est déjà) un cyborg, qu’à une étape suivante de l’évolution des espèces il n’y ait plus que des machines, peu importe : l’essentiel est qu’une activité intellectuelle subsiste et qu’on n’en revienne pas à une planète occupée par des dinosaures, des insectes ou des hommes archaïques, ces sales bêtes.

Je ne sais pas quand vous avez lu Husserl, ni si, portant des lunettes vous avez oublié de les mettre, mais il n’est nulle part question dans la Krisis d’une critique du rationalisme et encore moins de l’idée de progrès. Vous devez confondre avec Heidegger. Husserl est en quête d’une sorte de philosophia perennis qui permette une connaissance aussi vraie que possible de l’ensemble de l’expérience humaine, il ne doute à aucun moment des possibilités de l’activité rationnelle et je ne vois pas que le transcendental, au sens où il l’entend, ne soit pas consubstantiel à l’activité de la raison travaillant à dépasser l’expérience naïve du monde sensible. Il y a bien, de fait, une critique des sciences de la nature, elle est déjà à l’oeuvre dans les « Recherches logiques », lorsqu’il s’en prend en particulier à la psychologie, sa bête noire, mais cette critique des sciences de la nature est bien faite à partir de l’exigence rationnelle : ces sciences hypostasient leurs concepts ; face à l’objet de leur étude, elles ne pratiquent pas la réduction éidétique, elles croient naïvement à un monde qui existerait objectivement, indépendamment de toute conscience, et il ne viendrait évidemment pas à l’idée de ces demi-penseurs de suspendre un seul instant la thèse du monde.

Quand vous écrivez « Ce que Husserl entend par rationalisme, c’est un certain type de connexion entre l’humanité et l’infini. Il en résulte que toute crise du rationalisme est une crise de cette connexion, une crise de l’infini. » Je ne sais pas ce que vous mettez sous le mot « infini ». Pour Husserl, la philosophie est sur le modèle d’une mathesis universalis et la tâche du philosophe qu’il définit comme un « fonctionnaire de l’Humanité » est évidemment sans fin. Mais s’il parle d’infini, il ne met là-dedans rien de métaphysique, cela signifie seulement que la tâche est sans fin. Dès la première page de la Krisis, il dénonce une tendance de la philosophie « qui menace bel et bien de nos jours de succomber au scepticisme, à l’irrationalisme, au mysticisme ». Or, quand vous écrivez quatre ou cinq fois le mot « infini » dans une quinzaine de lignes, je vois poindre un dieu qui n’est nullement invité au banquet phénoménologique, et une lecture quelque peu « mystique » de la pensée husserlienne que je récuse complètement. S’il critique les sciences, et dès l’origine, dès Galilée, c’est parce qu’il leur trouve un défaut de rationalité, comme il en trouvera un aussi à Descartes dans les « Méditations cartésiennes », lorsqu’il soulignera à gros traits l’erreur qu’il lui voit commettre en se définissant comme « res cogitans », passant ainsi tout près, mais sans la voir, de la notion d’intentionnalité.

Husserl ne parle presque jamais de Dieu, et s’il en parle, c’est comme le faisait Einstein lorsqu’il disait, choqué par le principe d’incertitude de Heisenberg « Dieu ne joue pas aux dés ». Cela lui arrive tout de même quelquefois, et Françoise Dastur, dans le dernier chapitre de « La phénoménologie en questions » fait un sort à quelques rares articles, dans un chapitre intitulé « Le « dieu extrême » de la phénoménologie ». Ce dieu-là n’est évidemment pas celui des religions du Livre. Au reste, Husserl s’amuserait beaucoup de votre prétention à utiliser son oeuvre pour justifier votre plaidoyer en faveur du religieux : le premier chapitre de la Krisis s’intitule « Elucidation de l’origine ». Or, l’origine, ce n’est évidemment pas l’ancien testament, c’est Galilée héritier des Grecs. C’est là que commence pour lui réellement le monde moderne, le seul qui puisse encore nous exciter à penser. 

De fait, Husserl critique le positivisme et le scientisme d’une époque où l’on croyait encore à la science comme à une nouvelle religion (pensez au « catéchisme positiviste » d’Auguste Comte !) qui permettrait de tout savoir du monde avec une absolue certitude. Au passage, permettez-moi de m’étonner que vous ne paraissiez pas, si vous êtes hostile au scientisme, être vraiment hostile ipso facto au freudisme qui est le type même de ces pseudo-sciences. C’est qu’on ne peut pas tout à la fois se réclamer de Freud et de Husserl. Ils sont à quelques années près exactement contemporains, mais vous ne trouverez jamais dans Husserl la moindre allusion à la théorie freudienne. Elle ne mérite même pas, pour lui, l’effort d’une réfutation. Si vous envoyez aujourd’hui à l’Académie des sciences un mémoire qui propose une démonstration de la quadrature du cercle ou du mouvement perpétuel, on vous le renverra sans même l’avoir lu. C’est du même ordre : les présupposés de la théorie de l’inconscient sont naïfs, ne tiennent pas debout.

Vous écrivez encore : « Ce qu’il propose, c’est de dénaturaliser le rationalisme qui consiste à prendre la partie pour le tout. C’est pourquoi sortir de la crise, c’est inventer un nouveau lieu, un lieu où l’infini perdu va avoir la chance de se retrouver. Il faut une autre pensée, mais une autre pensée, finalement, c’est la venue d’un Dieu. »

Là, vous vous êtes dit : ce pauvre bougre parle de Husserl, mais l’a-t-il j’amais lu ? Il s’agit d’un philosophe compliqué, on peut bien lui faire dire n’importe quoi. Et c’est ce que vous faites. Ce que vous écrivez, je suis désolé de devoir vous le dire aussi franchement, n’a aucun sens. Il ne s’agit pas pour Hsserl de « dénaturaliser le rationalisme », mais d’introduire dans les sciences de la nature, qui croient naïvement à l’existence du monde et de leur objet d’étude, les méthodes de la phénoménologie transcendentale  : suspension de la thèse du monde, réduction éidétique. Bref, sortir de la naïveté conceptuelle et cesser de prétendre pouvoir fonder les sciences sur le sable mouvant des apories. Le bonhomme est très en avance sur son temps, il est à la fin de sa vie, ce qu’il voit dans les sciences et dans l’évolution politique de l’Europe le désespère grandement et cela se comprend, mais il faut bien se garder de dramatiser exagérément le mot « crise » : Husserl n’est pas du tout hanté, comme Unamuno, par « Le sentiment tragique de la vie ».

Ce que vous me dites de Dieu et de la vie de couple me fait terriblement rigoler. Passer l’éternité à côté d’une déesse qui ressemblerait à Vénus telle que Boucher l’a peinte, passe encore, le paradis me serait serait assez agréable, mais rester un quart d’heure dans l’intimité du dieu des religions du livre, ça me ferait vraiment vomir
- j’oubliais, restant chrétien, qu’il y a quand même quelques houris dans un coin du jardin ! Les femmes ont plus de chance, elles peuvent imaginer un dieu attirant et sexy, mais je crois tout de même qu’il les traiterait assez mal s’il faut en juger par les dispositions particulières qu’il manifeste à leur endroit dans sa révélation. En fait, je crains que dieu, s’il existe, ne soit exclusivement homosexuel.

Je n’ai rien compris à votre dernier paragraphe. Si le cerveau n’était pas un système complexe et chaotique, où serait notre liberté et pourquoi passerais-je mon temps à discuter avec l’espèce de machine-outil que vous seriez et qui ne ferait qu’exécuter imperturbablement le processus pour lequel on l’a conçue ? Et vous n’allez tout de même pas nous ressortir le vieux truc de tous les totalitarismes : celui qui refuse la psychanalyse et un malade qu’il faudrait psychanalyser, celui qui refuse le communisme est un fou dangereux qu’il faut rééduquer, etc. Tout cela est usé jusqu’à la corde. Je ne vois pas non plus quel rapport j’entretiendrais avec la pensée de Martin Heidegger, que j’éxècre autant que le freudisme. Cette accusation gratuite ressemble à une dernière tomate lancée vers à l’athée, à un vrai coup de grâce ; cependant, Dieu merci, je suis toujours vivant !!!

PS si tous tapez dans Google « muscle artificiel », vous verrez qu’on y est déjà, on en a fabriqué à partir de la nouvelle chimie du carbone. Vous verrez aussi que dans certains hôpitaux on expérimente des exosquelettes pour les infirmes, construits selon des techniques déjà périmés (simples moteurs). Tout cela coûte encore très cher mais c’est quand même pour bientôt.


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