Najat,
Il est de fait que lorsqu’on traite de questions philosophiques, la littérature n’a guère sa place et qu’il vaut mieux renoncer délibérément aux analogies. Il m’arrive d’y avoir recours aussi mais j’ai tort parce que de ces formulations creuses, équivoques, on ne peut pas déduire grand chose qui satisfasse aux exigences de la logique. Ne me parlez pas des Lettres, elles ne seront jamais pour moi un modèle de rigueur. De fait, je les ai enseignées, mais c’était à mon corps défendant. Ce n’est pas que j’exècre tout, et systématiquement, comme vous paraissez le supposer, c’est que j’ai l’habitude de faire le ménage et de ne pas m’encombrer de ce qui ne me sert plus à rien.
Il est déjà plus de minuit, je viens seulement de découvrir votre texte et je pense pas que j’aurai le courage de vous répondre tout de suite à propos de Husserl, j’y passerais la nuit. Je vais me contenter de quelques remarques sur le début qui éclaireront tout de même un peu la difficulté de la communication.
Vous commencez encore par une formule à l’emporte-pièce : « la question de la religion, de Dieu (ou des dieux) a occupé la philosophie depuis ses origines ». Je n’en disconviens pas mais cela ne constitue pas un argument recevable. Si vous cherchez des justifications dans l’histoire, autant voir tout de suite qu’après la période classique, la question de Dieu disparaît à peu près complètement de la philosophie avec un rejet de la métaphysique qui ne me paraît pas pour autant souhaitable : les arguments en sa faveur de F. Nef, par exemple, me paraissent tout à fait justifiés. Encore faudrait-il préciser que le Dieu des philosophes n’a pas grand chose à voir avec celui des religions révélées ; c’est même dès le début du moyen-âge central que la philosophie commence à refuser d’être au service de la religion, et déjà avec le « fides quaerens itellectum » d’Anselme, au XIe siècle, qui marque le début du rationalisme. La philosophie moderne commence au XVIIe siècle avec un rejet de la révélation, la bible étant désormais perçue comme un grotesque fatras. Vous avez lu comme moi le « Traité théologico-politique » de Spinoza ; dès lors, pourquoi feindre qu’une réconciliation serait possible entre ces deux domaines de pensée qui s’excluent de plus en plus radicalement. Descartes était arrivé à l’idée, et pas seulement par prudence, qu’aucun pont ne pouvait être jeté entre philosophie et religion.
A la question de savoir si une machine intelligente pourrait anéantir son créateur, je pensais vous avoir déjà fait une réponse à peu près équivalente au « nul n’est méchant volontairement » de Socrate. La méchanceté suppose un champ de conscience très limité, ce qui serait tout à fait en contradiction avec l’idée d’un être supérieurement intelligent, laquelle suppose nécessairement la bienveillance.
Quand vous me parlez d’une « aspiration au chaos » qui résulterait de mon antihumanisme, je me demande si nous parlons bien de la même chose. La notion de chaos dans la physique contemporaine n’est jamais associée à des connotations négatives, le mot n’est en rien péjoratif. Le chaos dont vous parlez ce serait, je le vois bien, la guerre, la violence, la destruction. La notion de chaos en physique sert seulement à caractériser les systèmes qu’on appelle complexes parce qu’ils paraissent échapper aux lois du déterminisme laplacien : on ne peut pas calculer leur évolution. Je vous l’ai déjà dit : si votre cerveau n’était pas un système chaotique, vous seriez entièrement déterminée, vous n’auriez aucune liberté.
« Vous ne pouvez pas être antihumaniste et prétendre ne pas souscrire à l’idée de surhomme », écrivez-vous encore, alors que je vous ai expliqué le contraire, et d’une manière qui n’avait, ce me semble, rien de confus. Vous pouviez bien critiquer mon propos, mais répondre à une argumentation par une formule qui implique qu’on ne l’ait pas lue ou qu’on n’ait pas voulu la prendre en compte, c’est tricher et fausser le débat.
Le problème serait plutôt pour moi, comme pour Francis Ponge (un poète que je ne déteste pas !) de sortir de l’humain, mais je ne vais quand même pas refaire ici toute la critique de la notion d’humanisme : je ne suis pas le premier dans cette tendance et la position du problème est connue. Quand vous me dites que « vous ne voyez pas en quoi [je] peux comparer ces principes [de l’humanisme] à ceux du stalinisme par exemple », je ne vais pas recopier ce que je vous ai écrit et que vous feignez aussi de ne pas avoir lu. J’appelle humaniste celui qui prétend savoir ce que c’est que l’Homme, ce que sont ses origines, ce que doit être son devenir et ce qui convient le mieux à cette charmante espèce vivante, comme si elle avait une « nature » immuable, éternelle. Hitler, Staline, les chrétiens et les musulmans, sur toutes ces questions, ont des réponses toutes prêtes. Si vous êtes humaniste, c’est aussi que vous savez ce que c’est, cet objet que vous mettez « au centre du discours », et au fond, j’aurais mieux fait de vous interroger là-dessus. Vous pourrez bien me dire, avec Protagoras, que « l’homme est la mesure de toutes choses », mais encore faudrait-il qu’il sût lui-même ce qu’il est, et on n’a pas manqué de critiquer cette vieille formule. Vous me disiez naguère qu’on ne pouvait pas envisager un modèle de conscience sans savoir ce qu’est la conscience. Eh bien, il devrait vous être assez facile, puisque vous tenez à parler de l’Homme, de définir ce qui constitue l’objet de votre discours, mais je ne vous cacherai pas que je m’attends au pire ! Si vous définissez l’homme par les droits de l’homme, comme il semble que vous soyez tentée de le faire, vous risquez fort de tomber dans ce que les logiciens appellent un cercle.
Reste le cas de Husserl. Gros morceau ! Vous en faites une sorte de spiritualiste, à partir de quelques formules que vous avez choisi de prélever ; dans ce corpus expurgé, je ne reconnais pas vraiment mon philosophe, pas plus que je ne le retrouve la phénoménologie husserlienne dans les interprétations d’un Jean-Luc Marion ou les dérives du dernier Lévinas, mais j’espère que nous avons la même grosse édition Gallimard et je vais relire tous ces passages, cela aura déjà le mérite de me rafraîchir la mémoire.
19/10 13:46 - Najat Jellab
Christian Je vous prie tout d’abord d’excuser ma réponse si tardive et impromptue, (...)
24/05 13:57 - Christian Labrune
ERRATUM " Et à la suite de la première phrase que je citais, et qui conclut le paragraphe, (...)
24/05 13:30 - Christian Labrune
J’écris en capitales (le « gras » ne passe guère par l’internet), des passages (...)
23/05 12:28 - Christian Labrune
Najat, Il faudrait peut-être, pour commencer, recentrer un débat qui a progressivement (...)
23/05 01:37 - Christian Labrune
Najat, Il est de fait que lorsqu’on traite de questions philosophiques, la littérature (...)
22/05 20:11 - Najat Jellab
Christian, Alors ça c’est pas de bol, parce que dans mon temple, en plus de Socrate et (...)
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