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Commentaire de Christian Labrune

sur Epître à Marianne…


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Christian Labrune Christian Labrune 23 mai 2012 12:28

Najat,

Il faudrait peut-être, pour commencer, recentrer un débat qui a progressivement complètement dérivé. Ce n’est pas par hasard que nous avons parlé du rationalisme, c’est parce que je vous ai entraînée sur le terrain des sciences, opposant le permanent travail de réflexion et de redéfinition du réel qu’elles imposent à la révélation religieuse donnée d’emblée comme définitive mais qu’il faut bien quand même périodiquement bricoler et replâtrer si on veut qu’elle puisse avoir l’air de tenir le coup en face d’une approche rationnelle du monde. Le religieux et le rationnel se trouvaient en conflit, et pour dépasser cela, vous me représentiez que le rationnel, présent dans la mathématique et les sciences de la nature était insuffisant, conduisait à je ne sais quelles catastrophes pour l’humanité. La preuve en était qu’un philosophe tel que Husserl critique le rationalisme. Sauf que vous faites semblant de ne pas voir qu’il le fait non pas au nom de je ne sais quel mysticisme à la Pascal, mais à partir d’une exigence rationnelle encore plus forte et plus conséquente : le rationalisme moderne, selon lui, pèche par manque de radicalité, mais il est tout à fait excessif de dire que « dans la rationalité moderne, la raison se retourne contre elle-même ». Un retournement dialectique de cette nature, c’est celui de Pascal auquel vous souscririez presque, lorsqu’il considère qu’il est pour la raison raisonnable de se soumettre à la foi. Je ne sache pas qu’aucun praticien des sciences de la nature dans les années 30 se soit jamais résolu à jeter son bonnet par dessus les moulins pour se prosterner devant Dieu. On s’est fourvoyé, on a manqué de rigueur, c’est à peu près tout ce qu’on peut dire.

Quant à la direction que doit prendre la philosophie, Husserl se présente comme un fonctionnaire, et sûrement pas comme un « missionnaire » (vous paraissez vouloir rendre équivalents les deux termes ! ) « face à cette tâche infinie ». Le missionnaire sait très bien où il va et quelle marchandise il doit fourguer ; le fonctionnaire, lui, expédie au mieux les affaires courantes. Commentant le projet husserlien, Merleau-Ponty écrit assez justement : « Il faudra donc qu’elle [la philosophie] s’adresse à elle-même l’interrogation qu’elle adresse à toutes les connaisssances, elle se redoublera donc indéfiniment, elle sera comme dit Husserl, un dialogue ou une méditation infinie, et, dans la mesure même où elle reste fidèle à son intention, elle ne saura jamais où elle va. L’inachèvement de la phénoménologie et son allure inchoactive ne sont pas le signe d’un échec ». Les tâches infinie ne constituent donc certainement pas (je vous cite) une « REPONSE à la question ultime de l’expérience humaine », et le titre de l’excellent petit bouquin d’Emmanuel Housset, « Husserl et l’énigme du monde » laisse bien voir dès la couverture qu’il n’y a pas de réponse à attendre à la question que pose ce style de questionnement philosophique.

Mon intention n’est évidemment pas de vous assommer de citations, mais enfin, s’il s’agit d’interpréter Husserl, il vaut mieux, n’étant pas un technicien de la philosophie, que je vous laisse voir ce que d’autres plus autorisés peuvent penser des questions que nous évoquons. Françoise Dastur examinant la référence à Dieu dans certains textes, précise bien : « Il ne s’agit pas, comme Husserl a soin de le préciser, de transporter ici le débat sur le plan théologique, mais simplement, en demeurant sur le plan épistémologique, de se servir de l’idée de Dieu comme d’ »un index indispensable lors de la construction de certains concepts-limites dont l’athée lui-même a besoin quand il philosophe » »(p. 246). Et elle termine ce chapitre consacré au rapport entre Husserl et Dieu en disant « Même si dans l’idée d’une communauté de l’amour en tant que réalisation de l’intersubjectivité véritable, on peut déceler la reprise d’un thème chrétien chez Husserl, cette apparente « christianisation de la phénoménologie » ne fait pourtant intervenir en aucune façon la dimension de la révélation et à aucun moment la théologie chrétienne ne peut être invoquée comme fondement de la téléologie husserlienne » (p.248). Comme vous pouvez le voir, elle n’est pas plus que moi impressionnée par le fait qu’Husserl utilise quelquefois des termes qui ont pu déjà mijoter dans d’autres sauces que la phénoménologique. Ainsi des mots « âme » ou « spiritualité », par exemple, dans pas mal de textes.

De même, lorsque vous parlez d’une « réhabilitation de la doxa », vous forcez trop l’interprétation. Que la phénoménologie, après un très long détour par l’épochè, la réduction éidétique et tout un dispositif critique qui, en dépit de ce que vous en dites, n’est pas si simple que cela, en revienne à essayer de dégager ce qui fait sens dans le Lebenswelt et même dans l’intuition antéprédicative, ce n’est le moindre de ses paradoxes apparents, mais je ne vois rien là, en fait, que de très logique, c’est conforme au projet initial. C’est probablement en ce sens que vous pouviez dire que rien n’est plus « évident » que la phénoménologie. C’est au sentiment de l’évidence du monde tel qu’il se donne, de fait, qu’elle s’intéresse, et il vaut mieux que le philosophe qui descend un escalier ne suspende pas trop à ce moment-là, à la manière de Pyrrhon, la thèse du monde, il risquerait de se casser la gueule. Mais il reste que c’est quand même le long détour que la pensée a effectué, un instant saisie par l’énigme du monde, qui est important et qui change tout, et Husserl ne propose évidemment pas, comme Pascal, un renoncement à la rélexion et à la connaissance, un suicide radical de l’intellect qui permettrait d’aller en conscience tenir des conversations de comptoir devant un demi ou, tout aussi bien, d’aller se vautrer sur un prie-Dieu ou un tapis de prière.

Husserl s’est débattu des années avec la question du solipsisme. Son objectif aurait été de parvenir à esquisser une intersubjectivité transcendentale. Bien des pages de la Krisis témoignent d’un projet qui reste malheureusement inachevé. A cet égard, la Krisis n’est pas le meilleur texte de Husserl, il a toutes sortes de raisons d ’être quelque peu déprimé, et cela se sent. La phrase que vous citez, de la page 382 « la flamme destructrice de l’incrédulité, du feu où se consume tout espoir en la mission humaine de l’Occident, des cendres de la pesante lassitude... » est à cet égard assez révélatrice d’une sorte de désespoir en même temps que d’une volonté acharnée de persévérer. Elle peut paraître effectivement quelque peu entachée de mysticisme, mais c’est vous qui choisissez de citer un passage faible, et on en trouve un certain nombre, dans ce rassemblement de textes, d’un homme qui sent qu’il approche de sa fin et que l’Europe est au bord du gouffre.

Vous me renvoyez à une citation dans un texte d’Elisabeth de Miribel. Une femme tout à fait remarquable, mais rongée par le mysticisme, et qui a quand même failli finir sa vie au Carmel. Comme philosophe, il me semble qu’on peut trouver mieux ! En fait, ce que vous oubliez de préciser, c’est que Husserl, disant cela, s’adresse à une chrétienne, Edith Stein, et il lui parle un langage qu’il peut imaginer qu’elle comprendra. Il ajoute même  : « J’ai voulu atteindre Dieu sans Dieu. Il me fallait éliminer Dieu de ma pensée scientifique pour ouvrir la voie à ceux qui ne connaissent pas, comme vous [sublime politesse ? ironie ?], la route de la foi passant par l’Eglise ». Et Françoise Dastur, qui fait aussi un sort à ce propos rapporté, d’ajouter : « Dieu en tant que logos absolu n ’ »existe » pas, il n’est rien d’autre que la raison absolue venant à soi-même dans un processus infini et l’histoire elle-même peut être considérée comme « le processus de l’auroréalisation de la déité », ainsi que le dit Husserl dans un antre manuscrit des années trente. En fin de compte, l’idée de Dieu est pour Husserl identique à celle d’une humanité parfaite, d’une humanité totalement rationnelle : en tant que ce logos absolu vers lequel tout être fini est nécessairement orienté, Dieu n’est que « l’homme infiniment éloigné » » (p248, et l’expression citée à la fin est dans la Krisis, p. 77).

Je retrouve bien ici la seule métaphysique très hypothétique que je m’accorde par récréation quand je vous parle d’une machine consciente, munie d’une conscience en expansion continue, qui finirait par réaliser l’idée que les hommes se sont toujours faite d’un Dieu, lequel serait bien évidemment à venir et non pas origine du monde.

Je ne suis qu’à la fin du deuxième tiers de ma réponse. J’essaie de ne rien négliger de ce que vous m’écrivez et je ne pourrai probablement pas finir avant demain.

* Quand je cite Dastur, il s’agit de « La phénoménologie en questions »    Vrin - 2004





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