Merci pour ce sujet (dans tous les sens du terme)
Giap est d’une intelligence hors du commun.
Mais le pays entier possède une étonnante intelligence.
Dans ce pays qui fait quoi, les deux tiers de la France (qui comportait moins d’habitants qu’elle en 1900 mais plus qu’elle maintenant) il y a 53 groupes ethniques (53 langues différentes)
(En Chine c’est 56 leur chiffre)
Or, sur les 54 ethnies, il y en a une majoritaire à 98% (ce sont les Viets tels qu’on les rencontre à Paris), et les 53 autres totalisent une poignée de millions de membres.
Ces proportions remontant à la nuit des temps, c’est donc depuis des lustres qu’existe un pays où domine (dans les plaines) une population à culture très civilisée, bourrée d’administratisme, et où vivent des dizaines d’ethnies (en montagne) toutes anti civilisation, anti administration et vivant nus.
Partout ailleurs, la masse des civilisés aurait écrasé ces sauvages. Pas au Vietnam.
On s’y retrouvait donc avec des incroyables paradoxes.
Il était par exemple possible, encore en 1956, de voir passer sur une route, une charrette tirée par une vache, chargée de légumes et conduite par deux femmes entièrement nues.
Alors que les Papous ne côtoient pas du tout la civilisation.
C’est comme si de nos jours, on voyait passer sur la N3 des gens archi gaulois ne parlant pas notre langue et n’ayant évidemment aucune pièce d’identité. Lesquels gens vivraient tranquillement sur quelque hauteur sans être le moins du monde harcelés par nous.
Comment ou pourquoi cette cohabitation tranquille (avec des échanges par troc) entre sauvages et civilisés a été possible pendant des millénaires au Vietnam et pas ailleurs, je ne me l’explique pas. Mais je constate qu’il en résulte une intelligence d’ensemble.
Toujours est-il que si le Viet des villes a une tendance à utiliser le terme de « montagnard » pour indiquer une attitude rustique, non civilisée, non éduquée, non savante, chaque habitant sait au fond de lui qu’il vit dans un pays posé sur l’Administré et le Sauvage, sur la Machine et sur le Manuel.
Il apparaît à chaque habitant de ce pays qu’il est possible de vivre avec de l’administration et qu’il est possible de s’en passer.
Ca fait qu’il ne ressort pas de principe régulateur ou civilisationnel premier.
[Accessoirement. En France, il y a eu la loi salique alors il a fallue le féminisme. Au Vietnam il y a eu plusieurs Jeanne d’Arc (laïques, pas de mysticisme) et même des armées composées essentiellement de femmes. La femme qu’on voit sur les champs de bataille du Vietnam, depuis ses luttes contre les Chinois ou Gengis Khan, n’y est pas entrée par le biais de l’infirmerie à la manière de Dunant. Elle n’y est pas l’infirmière qui éponge le front du guerrier. En aucun endroit de la société Vietnamienne la femme ressent le besoin de se libérer de quelque joug sexiste. Le féminisme n’y a donc aucun sens]
Alors qu’en France, le concept de Progrès est placé au-dessus de tout et qu’il serait très téméraire d’en dire du mal. En France, les gens croient au progrès sinon c’est la mort par la maladie et la famine. Au Vietnam, il n’y a pas ce dogme et on n’y a connu la famine que pendant la colonisation.
Or un tel dogme de progrès romain ne peut qu’aveugler des stratèges militaires qui y croiraient.
(Je crois que la scholastique, qui avaient pourtant semblé, aux yeux de ses détracteurs vouloir nous refonder sur des vieilleries athéniennes et romaines, trop païennes alors, nous a au contraire ancrés plus que jamais dans le dogme du progrès. Ce serait la récupération des pensées d’Aristote qui nous aurait persuadés qu’il faut un sens à la marche de la civilisation et que ce sens ne peut être que le Progrès)
Libre de tout dogmatisme romain, Giap a donc bénéficié, comme tous les Vietnamiens, d’une totale liberté de mouvement ou de stratégie. Alors qu’en face, il n’y avait que des généraux jurant coûte que coûte par le progrès « Nous avons des armes plus évoluées, nous ne pouvons que vaincre »
Avant la bataille de Dien Bien Phu, les combats se situaient en plaine, dans le delta du Fleuve Rouge, disons autour de Hanoï. Terrain plat pour les Français, terrain aussi plat pour le Vietminh.
Et voilà que les Chefs Français se mettent en tête de placer leurs troupes dans un plat entouré de montagnes (petites et très boisées) « Nous serons sur le plat, ravitaillés par nos avions et les Viets seront impuissants car en terrain pentu. Il leur sera impossible de trimballer leur mortiers et canons sur ces pentes sans routes »
Mais le Viet sait grâce à sa part sourde de sauvagisme Moï, qu’il peut s’accommoder de la montagne basse. Il comprend alors qu’il peut surprendre le Français qui ne croit qu’aux routes, aux camions et à l’aviation. Et le Vietminh a donc trimballé ses pièces d’artillerie depuis la plaine jusque sur les pentes entourant Dien Bien Phu.
Les Moïs (terme générique vietnamien pour désigner les ethnies sauvages, apolitiques, dont les célèbres Hmongs) avaient été utilisés par les Français de manière directe, par exemple pour cultiver cet opium et le leur livrer de manière monopolistique.
Les Français savaient très bien que les Moïs avaient des aptitudes spéciales à la montagne (corps trapu, jambes fortes, 40 km de marche par jour comme un rien et sans vivres emportés). Mais ils étaient persuadés que les Viets des plaines n’avaient ni ces qualités, ni la moindre envie d’imiter les Moïs.
Les Français se sont trompés.
Les Viets méprisaient certes les Moïs depuis la nuit des temps tout en leur foutant la paix, mais dès que le besoin impérieux de parcourir la montagne (ne serait-ce que pour s’y cacher) s’en est fait sentir, les Viets du Vietminh se sont convertis au Moïsme. Ces gens des plaines se sont mis à grimper les pentes en s’appuyant sur le constat que les Moïs y parviennent. « Puisque nos Moïs y parviennent, nous y parviendrons aussi » . La plus grande difficulté des pentes de cette région réside dans le glissant du sol humide, pas dans la pierre coupante. A quelques blessures sur les végétaux près, il est plus intéressant d’y grimper pieds nus car on peut planter les orteils dans cette savonnette et on peut aussi saisir une branchette, une touffe d’herbe entre les deux premiers orteils. Ca aide considérablement l’accroche au terrain.
Ce problème de pente glissante, impraticable aux yeux d’un Français, a été si déterminante qu’une anecdote en avait été rapportée par le Vietminh et avait formé légende (Giap étant très bien parti pour entrer dans le chiffre des légendes de ce pays de légendes)
C’est une histoire où des Viets en bavent de hisser un canon (ils n’ont pas utilisé d’animaux en renfort de portage) et où un soldat glisse, la pièce repart en arrière avec un double risque : celui d’être détruite et celui d’alerter, en raison du bruit, quelque éventuelle patrouille française. Un es porteur se jette alors sous la roue et son corps écrasé parvient à stopper la chute.
Cette histoire date de 1954 et jusqu’en 1975, les Vietminh-Vietcong la citaient encore pour se donner du courage.
[Concernant le sort très difficile des soldats français et de leurs supplétifs Viets à la suite de la défaite de DBP, il faut comprendre que Giap n’avait pas pas envisagé de se retrouver avec des dizaines de milliers de prisonniers alors que ses troupes, vivant tels des Moïs, ne disposaient d’aucune strucure en dur. Des milliers de prisonniers à gérer et à dissimuler dans de telles conditions où tout manquait y compris la bouffe et l’hygiène, devait forcément aboutir à un très mauvais sort de prisonnier]
Je voudrais en profiter pour parler d’un tout autre aspect de la colonisation.
Je vais partir du cas d’Eugène Hugo, le frère de Victor (qui s’était montré très taiseux sur le colonialisme).
Eugène est réputé être devenu fou depuis qu’il a appris que celle qu’il aimait, Adèle Foucher, allait se marier avec Victor.
C’est Victor qui a fait croire à cette version car elle lui semblait plus romantique
A mon sens, Eugène aurait fait partie de ceux qui ont du mal à quitter le nid originel. « Quitter le nid » ne se réduit pas au seul départ physique. Le problème du nid quitté est plus intellectuel que physique et il tourne, à mon sens, autour de l’angoisse d’abandon. Peu nous importe la distance physique que nous mettons avec les nôtres, ce qui compte c’est qu’en dépit de la distance l’attachement soit maintenu et prouvé. Il est même souhaitable qu’il y ait une mise à distance afin de vérifier si les nôtres tiennent vraiment à nous. (Il me semble que les enfants fuguent pour vérifier si leurs parents sont vraiment attachés à eux)
Eugène a souffert chaque fois qu’un des siens semblait s’intéresser à un autre pôle ou centre de gravité affectif.
Que ce soit son père quand il a épousé une seconde femme, que ce soit son frère Victor quand il s’est marié avec Adèle, que ce soit son cousin quand il est parti en Angleterre, chaque fois qu’un des siens lui semblait focaliser sur un tiers, Eugène sentait qu’il ne comptait plus et il se trouvait en situation d’impossibilité d’en protester.
Eugène était un cas particulièrement fragile sur ce chapitre mais j’estime que nous souffrons tous -dans une moindre mesure heureusement- de ce dont il avait souffert.
Or la colonisation (avant elle l’Orientalisme) les guerres lointaines mais aussi les nouvelles vies au loin, tout cela, par les départs que ça provoquait, avait hystérisé les Français qui étaient restés en France et les lettres ou télégrammes servaient alors comme unique moyen pour les expatriés de dire et redire aux leurs restés en France « Je n’aime toujours que vous. Je n’aime que notre patrie, je n’aime que notre drapeau, je n’aime que notre langue...Je n’ai rien à foutre des Autres, ils ne m’attirent pas. Je vous suis fidèle. »
Les Croisades avaient envoyé des fils au lointain. Mais il était notoire que sur place, il n’y avait que désert et cailloux et que chaque Croisé ne pouvait avoir envie que de rentrer. Les ceintures de chasteté étant alors à porter par ceux-celles qui restaient en Europe.
Or, avec les expositions coloniales et les zoos humains, le Blanc se mettait enfin à regarder de très près ce nègre qui jusque là était oublié en cale ou dans quelque fond de mine. Et regardant le nègre en scène, il s’est mis à lui trouver du charme mais sans oser avouer cette déviance car ça aurait été assimilé à de la zoophilie.
Je crois que les dizaines de millions de gens qui ont vu danser des Indonésiennes ou des Congolaises dans les foires d’Europe, se sont mis à avoir des vapeurs secrètes et ont donné du boulot aux psychiatres.
Vers 1900, il y avait un énorme tabou qui était sur le point d’être levé mais nul ne pouvait se permettre d’être le premier à avouer son désir du corps d’un nègre ou d’une tonkinoise.
On peut expliquer aux siens qu’on part délivrer le tombeau du Christ, qu’on part en Crimée pour faire la guerre par obligation, qu’on part à Madagascar pour la grandeur de la France, mais comment avouer, quand on est sur place, qu’on est tombé sous le charme des esclaves qu’on est censé animaliser ?
Il s’est donc passé des années pendant lesquelles des millions de lettres ont été envoyées vers la métropole avec un contenu visant à jurer aux siens restés sur place qu’on ne les avait quittés que de manière géographique mais qu’on leur restait sentimentalement attaché.
Mais comme en dépit de ces promesses, il passait tout de même des images de paysages yidillyques et qu’on entendait parler de coucheries impossibles, les expatriés ont dû livrer des gages de plus en plus probants de leur fidélisme au nid originel.
Ces gages, c’est là que l’horreur commence, consistaient, on ne pourrait mieux faire, à prouver qu’on méprisait le nègre, qu’on le massacrait, qu’on le brûlait au napalm (spécialité Française dès 1951 en Indochine) en somme qu’on le traitait bien comme la pire des bêtes.
Je crois que c’est parce qu’il y a eu une intense demande de preuves de fidélité à fournir aux métropolitains que les exilés se sont montrés aussi cruels et inhumains envers les colonisés et pendant des générations.
Je crois que l’étape de napalmisation était indispensable aux Français, hélas, pour passer de l’époque où le Nègre n’était même pas mentionné, puis à l’époque où il attirait les foules dans les expositions, puis à l’époque actuelle où un Jean-Marc peut Tweeter « Whahhhiiii j’ai une nouvelle qui va vous réjouir : je vais épouser une Cambodgienne »
Pendant cette période où le colon s’affichait napalmant des congaïs tout en en violant d’autres pour faire croire, à lui-même comme aux siens, qu’il était resté fidèle à ses valeurs originelles, il a existé des exceptions presque inverses.
Alexandre Yersin, dernier des trois fils de veuve Yersin, enfant chéri de sa mère, finit par partir en Indochine. C’est un homme foncièrement bon. Mais il ne peut pas dire directement à sa mère qu’il aime de plus en plus l’Indochine. Il lui envoie alors mille lettres où il lui répète qu’il ne fait que soigner chrétiennement les Viets et qu’au centre de son coeur « il n’y a toujours que toi maman » (il restera célibataire)
Il y a donc eu des Gladys Aylward, des Norman Bethune, des Alexandre Yersin qui sont allés là-bas en s’interdisant de tuer ou de violer. Ils devaient alors démontrer qu’ils le faisaient par fidélité au valeurs chrétiennes (pas de conversion à quelque autre religion que chrétienne)
(Giap a su exploiter cette problématique en publiant que les armes livrées à nos troupes encerclées avaient été sabotées par les ouvriers de l’Internationale Communiste de nos usines d’armements)
Soit on démontrait qu’on était un Christ soignant thaumaturge chrétien, soit on démontrait qu’on était napalmiseur et violeur, soit on démontrait qu’on se faisait du fric. Mais se montrer amoureux, ça jamais. (Marguerite Duras aura attendu 1991 pour avouer qu’elle était bien « la fille » amoureuse de son livre l’Amant et quelques années après son aventure avec le Chinois, elle participait à un livre du Ministère des Colonies où il était écrit que le Blanc ne doit pas se mélanger au Jaune).
Pour les Américains de la guerre du Vietnam, l’aveu d’amour avec le pays, les moeurs, les habitants, était un peu plus facile car l’Amérique ne considérait pas les Viets comme des esclaves et considérait que ceux du Sud étaient leurs alliés anti communistes (forte politisation affichée alors)
Ainsi des GI’s ont pu, sans trop choquer-trahir les leurs, rentrer au pays en 1975 avec une Viet à leur bras (pourvu qu’elle se déclare anti communiste).
C’est que dans l’intervalle, il y a eu la beat génération qui tendait à poser le droit d’aimer n’importe quel être humain sur Terre (avec éventuelle conversion au bouddhisme) y compris communiste (Jane Fonda était à un cheveu de rouler une pelle à un artilleur Vietcong devant les photographes)
13/10 18:59 - Claudius
24/06 23:22 - titi
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24/06 11:31 - eric
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22/06 22:43 - Patrick Samba
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22/06 13:32 - Montagnais
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