Cher Monsieur Horchani,
Tout d’abord, sachez que comme beaucoup, je me réjouis de la révolte du peuple tunisien contre le régime du dictateur déchu, et de sa volonté de changements. Et je me réjouis de voir, en Tunisie comme dans d’autres pays du Maghreb, s’ouvrir un débat public et citoyen qui n’est pas sans rappeler les débats faisant suite à la révolution de 1792 en France. Je souhaiterais, modestement, apporter une piste de réflexion importante à explorer pour l’avenir de la Tunisie, et dont le problème que vous soulevez n’est pas étranger.
Dans les colonnes des grands journaux européens, on s’est souvent félicité de cette révolution et de « l’avènement de la démocratie », suite aux « printemps arabes » comme l’ont appelé les éditorialistes. Dans leur esprit, bien entendu, la démocratie rime avec l’élection. Et donc, lorsque les tunisiens ont formé une assemblée constituante, puisque dans tous les pays prétendument démocratique du monde, depuis 200 ans, c’est l’élection qui prévaut, c’est par l’élection que les membres de cette assemblée constituante ont été désignés. Hélas, ce choix (qui n’en fut pas un pour autant que je sache) était un erreur !
Nous sommes en train de redécouvrir, en Europe, depuis seulement quelques années, ce qu’est véritablement une démocratie, et nous découvrons, souvent avec effroi, que nos régimes politiques, bien qu’ils se fassent appeler en tout lieu et depuis deux siècles « démocratie », ne sont pas des démocraties.
Nous découvrons des faits qui nous montrent à quel point les peuples du monde dit « démocratique » ont été bernés lorsqu’il s’est agit d’instaurer des régimes « démocratiques ». Car dans aucun de ces pays ne s’est instaurée une démocratie. Nos régimes politiques n’ont jamais été démocratiques : ce sont des régimes que l’on peut, au mieux, appeler »gouvernements (prétendument) représentatifs« . Ces gouvernements prétendument représentatifs se sont présentés aux peuples comme étant une « variante » de la démocratie : la »démocratie représentative« . Une expression constituant par elle même un parfait oxymore !
Mais les peuples, peu instruis, et peu porté à douter de la parole de leurs »représentants« (de leurs maîtres élus), n’ont jamais (à peu de chose près) remis en cause cette tromperie, aujourd’hui devenue une antienne en tout lieu et toute circonstance. Pourtant, par définition, une démocratie (gouvernement du peuple - du grec dêmos « le peuple » et kratos « le gouvernement ») ne peut pas être représentée. Du moins, ce n’est pas du tout ainsi que les fondateurs de la démocratie, les athéniens, considéraient celle-ci, tout au contraire. Ainsi, Aristote le dit assez clairement en ces termes :
« Je veux dire qu’il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives ».
Les athéniens considéraient l’élection comme une procédure intrinsèquement oligarchique, et non démocratique, chose qui se démontre assez facilement, si l’on y pense. En effet, lorsque l’on élit un candidat parmi d’autres, on choisit en principe celui qui nous apparait être le meilleur ; or, « le meilleur » en grec se dit aristos. Par conséquent, l’élection est aristocratique, c’est-à-dire oligarchique.
Les athéniens savaient très bien cela. Et les pères fondateurs de nos révolutions d’il y a deux cent ans le savaient aussi ! C’étaient des érudit, des hellénistes, qui n’ignoraient rien de la démocratie athénienne, mais qui ne voulaient pas établir, à la place des anciens régimes monarchique, de démocratie : ils voulaient explicitement un gouvernement (prétendument) représentatif, c’est-à-dire une oligarchie.
Ce qui caractérise une démocratie, c’est donc une procédure complètement ignorée des contemporain, mais pratiquée - avec succès - pendant deux cent ans par les athéniens : le tirage au sort. Afin de bien comprendre tout ce que cela implique, je ne saurais trop vous recommander de lire, si vous le pouvez, ce livre remarquable, très rigoureux et très éclairant, de Bernard Manin : Principes du gouvernement représentatif.
Tout ce que je viens de dire, je l’ai découvert il n’y a pas très longtemps, grâce à un homme remarquable, Monsieur Étienne Chouard.
Il y a dans les travaux d’ Etienne Chouard - et de tous ceux qui l’on rejoins pour réfléchir ensembles - un terreau fertile où faire germer une nouvelle conscience et une conception non pervertie de la démocratie. L’essence fondamentale à retenir de tout ceci est synthétisé dans cette phrase :
« L’important, ce n’est pas que les citoyens
votent la Constitution, mais qu’ils l’écrivent, sinon, ce sont encore
les hommes de pouvoir qui feront les règles » déclare-t-il fort de l’idée que « la souveraineté du peuple a laissé la place à la souveraineté des élus. »
Et également dans ce slogan :
« CE N’EST PAS AUX GENS DE POUVOIR D’ÉCRIRE LES RÈGLES DU POUVOIR »
Je gage que cet outil de réflexion, s’il est diffusé largement dans la société tunisienne, pourrait être un facteur déterminant dans la reprise en main réelle du pouvoir par le peuple tunisien lui-même, et non par quelque faction ou « élite », quelle qu’elle soit, et notamment, par des factions obscurantistes, tentées de saisir l’opportunité d’imposer leur propre dictat aux tunisiens nouvellement libérés.
Cordialement et fraternellement,
Morpheus