@ Mr Horchani
Ne connaissant personnellement rien de la culture et du tissus social tunisien, je ne saurais porter aucun jugement valable sur le projet que vous présentez. L’honnêteté intellectuelle m’oblige à dire que je ne pourrais, au mieux, que porter une analyse en fonction de mes propres repères culturels et sociaux, ce qui ne serait pas, je crois, très pertinent.
Par contre, ce que je puis faire, c’est vous communiquez le résultat de discussions et débats qui ont cours depuis environ cinq ans, notamment via le projet de constitution citoyenne (le Plan C) initié par Mr Chouard. Sachez que ce projet - toujours en cours d’élaboration - est participatif, et qu’il ne se limite ni aux frontières de la France, ni à celles de l’Europe : vous êtes donc parfaitement libres de vous y joindre, d’y participer, et de réfléchir avec nous. Il s’y trouve peut-être (à mon humble avis, sûrement) des idées qui trouveraient leur place dans la société tunisienne.
Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, lorsque vous mentionnez le débat sur la question de « l’égalité entre hommes et femmes » et « la complémentarité entre hommes et femmes », mon opinion ne sera pas celle d’un homme tunisien instruit et éduqué dans une famille musulmane, mais celle d’un homme belge instruit et éduqué dans une famille dont seuls les grands parents paternels étaient religieux pratiquants (catholiques) et dont le reste de la famille est laïque : quelle pertinence cette opinion pourrait-elle avoir dans l’oreille d’un (ou d’une) tunisien(ne) ? Je l’ignore.
Mais la question prend un autre sens si on la pose différemment (d’une façon qui n’a encore jamais été posée, ni en Tunisie, ni dans nos pseudo démocraties occidentales). Ainsi, si l’on parle d’ « égalité politique », plutôt que d’ « égalité devant la loi », on pose la question différemment. Premièrement, l’égalité devant la loi n’est que du pipeau si par ailleurs on a une grande inégalité de revenus. Anacharsis disait d’ailleurs très justement : « Les lois sont comme une toile d’araignée ; les pauvres et les faibles s’y font prendre et meurent, tandis que les riches et les puissants la déchire et passent ». Aphorisme dont on vérifie en tout temps et en tout lieu la pertinence.
Donc, pas d’égalité devant la loi sans égalité de revenus !
Une égalité politique aborde donc les choses sous un autre angle en considérant que tous les citoyens et citoyennes doivent avoir les mêmes droits politiques. Il s’agit donc de chercher quelles institutions, quelles mesures, quelles méthodes permettent d’obtenir, dans la pratique, cette égalité. La première réponse des athéniens était simple : le tirage au sort. Par construction (mathématique), le tirage au sort est égalitaire. Il est également incorruptible. Et il est le plus représentatif des procédés lorsqu’il s’applique aux grandes assemblées (loi des grands nombres).
Le tirage au sort s’est imposé aux athéniens lorsqu’ils ont décidés, au Ve siècle avant J.C., de se débarrasser des oligarques, après qu’ils aient subis, pendant des siècles, une alternance entre tyrannies et aristocraties. Ils n’ont pas élaboré de communisme ni éliminés les riches : ils ont inventé la démocratie et trouvé le processus du tirage au sort. Il ont développé certains principes annexes au tirage au sort, parce que bien sûr, eux aussi, se méfiait des incompétents, des fous et des voleurs de pouvoir.
Ce qu’il est très important de comprendre dans le tirage au sort, c’est qu’il ne s’agit en aucun cas de remplacer l’élection par le tirage au sort, et d’ainsi désigner par le sort des maîtres ayant tout pouvoir. Il s’agit, au contraire, de désigner des serviteurs qui, pour un temps limité (mandats courts et non renouvelable) disposeront d’un peu de pouvoir, et qui seront surveillés par la société civile. Ces serviteurs auront des comptes à rendre (reddition des comptes), et ils seront révocable à tout moment en cas d’abus de pouvoir (contrôle des mandataires pendant et après leur mandat).
Certains répliqueront que cela exclu du champs politique les personnes « compétentes ». C’est exact. Les athéniens considéraient que la politique, puisqu’elle affecte le sort de tous, doit être le fait de tous, et qu’en cette occurrence, il n’y a pas de meilleure compétence que celle du peuple lui-même. Ainsi, le peuple est compétent, et cette compétence lui vient de la pratique du pouvoir, via le tirage au sort ET la participation au vote des lois en assemblée. Bernard Manin explique : « Sieyès soulignait avec insistance la « différence énorme » entre la démocratie où les citoyens font eux-mêmes la loi et le régime représentatif dans lequel ils commettent l’exercice de leur pouvoir à des représentant élus ».
C’est là toute la différence entre une démocratie et un gouvernement (prétendument) représentatif : dans la première, le peuple vote les lois, dans le second, ils délèguent ce pouvoir à des élus. Or, lorsque non seulement les élus votent les lois, mais les écrivent, et de plus, écrivent eux-mêmes la constitution, on crée un évident conflit d’intérêts entre les élus et le peuple.
Une constitution a pour vocation de limiter les pouvoirs et de protéger le peuple contre tous les abus de pouvoir. Elle repose - comme tout contrat - sur la défiance, non sur la confiance (à l’inverse des procédures électives) : on y envisage le pire, non le meilleurs. La constitution est une loi supérieure, qui se situe au dessus des législateurs, afin de les empêcher d’abuser du pouvoir. Il apparait donc évident que lorsque des hommes de lois, des hommes politiques, des magistrats écrivent la constitution, il sont en conflit d’intérêts avec l’objet de la constitution. Ils doivent écrire des règles pour limiter leurs pouvoirs et prérogatives lorsqu’ils seront au pouvoir : il est donc évident qu’ils ne peuvent se faire « hara kiri » en écrivant : le referendum d’initiative citoyenne ; le referendum révocatoire ; le comptage des votes blancs ; le mandat impératif ; le mandat court et non renouvelable ; etc.
L’avantage de la démocratie et du tirage au sort est donc qu’il peut s’appliquer à n’importe quelle société, n’importe quelle culture, n’importe quelle confession. Le régime démocratique (réel) est souple : il s’adapte et évolue au rythme de l’évolution de son corps social. Ce n’est pas le corps social qui doit s’adapter aux institutions, c’est l’inverse. Ce qui est logique si l’on admet que les institutions sont élaborées pour servir le corps social, non pour l’asservir.
J’ignore si ces réflexions peuvent contribuer aux débats du peuple tunisien, mais je l’espère.
Amicalement,
Morpheus