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Commentaire de Najat Jellab

sur Epître à Marianne…


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Najat Jellab Najat Jellab 19 octobre 2012 13:46

Christian

Je vous prie tout d’abord d’excuser ma réponse si tardive et impromptue, mais quoique distraite par mille et une choses, j’ai gardé à l’esprit vos dernières remarques de sorte que je ne puis m’empêcher d’y répondre.

Je commencerai par rappeler qu’être rationaliste n’empêche pas d’être croyant, et même qu’être rationaliste permet de fonder la croyance. Vous vous dites ami de la raison et donc rationaliste , mais ami de la raison ne signifie pas et ne suffit pas pour être ami de la sagesse ! Cependant que l’on peut etre ami de la raison tout en étant ami de la sagesse, philosophe. Et j’ajouterais même, en repensant à Kant que la première est une propédeutique à la seconde, laquelle se doit de « déblayer et d’affermir le sol, afin d’y élever le majestueux édifice de la morale » comme se proposait Kant de la faire dans sa Critique de la Raison pure. Par votre opposition science/religion, vous me faites justement penser à tous ceux qui, incapables de saisir une liaison entre la Critique de la Raison pure et la Critique de la Raison pratique,. voyaient entre elles, une opposition radicale, une contradiction insoutenable. Ils condamnaient l’illogisme du philosophe qui, après avoir démoli, par la raison spéculative, l’entier édifice du dogmatisme, prétendait maintenant le reconstruire, avec plus de solidité, grâce à une raison pratique.. Vous raisonnez donc vous aussi comme si la. diversité même des usages qu’admet la raison, suivant les objets qui l’occupent, n’impliquait pas son unité. C’est en pensant à cette incompréhension que je vous écrivais il y a longtemps déjà que la raison pure (celle que vous défendez) n’était pas la raison pratique, celle de la morale et de la religion.

Si vous vous donnez la peine de vous abreuver à la taverne de Maitre Kant, vous pourriez trouver de quoi non seulement étancher votre soif de Raison mais également de quoi goûter à la Religion. Vous devriez lire les Critiques mais aussi ce texte récapitulatif de sa pensée la Religion dans les limites de la Simple Raison

Certes, si une connaissance scientifique n’est pas reproductible et transmissible, elle n’est pas reconnue comme vraie. En ce sens, lorsque la raison essaie de rendre compte du monde des phénomènes, elle se doit de les expliquer par des lois physiques comme si Dieu n’existait pas, et comme si nous n’étions pas libres car bien qu’elle ait des principes qui lui sont propres, elle les applique aux données des sens dont elle est esclave et qui l’asservissent au mécanisme et aux lois du déterminisme.

Dans l’ordre moral, au contraire, la raison se trouve à la fois indépendante et autonome : elle ne collabore plus avec des données étrangères, elle crée à la fois sa forme et sa matière, elle est Raison pure, transcendentale ; ce qui me semble-t-il est proche de l’ego transcendantal unifié et donateur de sens auquel aboutit l’epochè dans la démarche phénoménologique de Husserl. A la différence près que chez Husserl ce même ego transcendental fonde également la connaissance scientifique..

La raison, chez Kant, se saisit d’abord elle-même comme raison pure pour atteindre ensuite son Créateur, l’Être parfait, qui voit tout, qui peut tout, qui est éternel et présent partout. Sa certitude au sujet de cet Être est aussi absolue qu’au sujet d’elle-même. Il faut cependant reconnaître qu’elle ne saurait se communiquer, puisque c’est au fond de lui-même que tout homme doit la chercher, Mais conviction subjective n’est pas conviction arbitraire et l’on peut penser que tout homme doit y arriver infailliblement, s’il la recherche avec sincérité. Et je ne résiste pas au plaisir de rappeler que c’est là le sens de ce qu’est être « musulman » comme Abraham l’était et comme il est dit dans le Coran : à savoir que chaque homme a en lui cette certitude, comme je vous l’écrivais précédemment., l’idée de Dieu est une intuition, donnée à l’homme par Dieu lui-même.. Pardon pour cet outrage à la philosophie des Lumières mais après tout le monde des Idées fait fit des frontières….

 Je vous invite donc à ne pas faire preuve de la même l’hostilité dédaigneuse que manifestaient les détracteurs de la Religion dans les limites de la Raison car cet ouvrage est la « conclusion » de toute la pensée kantiennne et il se relie très étroitement à la Critique de la Raison pratique, comme celle—ci se rattache à la Critique de la Raison pure. Je vous entends donc d’avance  naturellement, accuser Kant de mettre sa philosophie aux gages de l’Église et de la superstition religieuse comme Pascal a pu le faire alors que vous savez également que le pari de Pascal est une déduction de la raison et d’un calcul arithmétique. Chez Kant comme chez Pascal, le cœur est supérieur à la raison en ce que celle-ci est une propédeutique à celui-là puisque le but ultime est de définir une philosophie métaphysique, un « idéalisme transcendental » dirait-on avec Husserl. Et pour en revenir à ce dernier,  quand on lui demandait quel était la question philosophique la plus importante, Husserl répondait : Dieu… « A aucun moment la théologie chrétienne ne peut être invoquée comme fondement de la téléologie husserlienne » écrivez-vous, citant Francoise Dastur. Mais cette formule assertive n’est là que pour intimider d’éventuels esprits comme le mien qui se risquent sur un tel terrain, mais cela prouve également que d’autres que moi, sans doute plus « philosophes » y ont pensé….

Comme nous l’avons déjà dit, l’issue de la crise suppose que soit réhabilitée dans ses droits originaires la raison. Cette réhabilitation consiste en une conversion à soi, un retour fondateur à la conscience transcendantale intentionnelle et donatrice de sens, par la mise entre parenthèses du monde. Mais vous ne saisissez peut-etre pas  l’extrême radicalité philosophique de Husserl : cette conversion phénoménologique se confond avec une « vocation » totale de la personne. Husserl ne cesse d’insister sur le fait que c’est bien une décision volontaire débouchant sur un choix de vie total qui est réclamée par le geste méditatif. En ce sens, le philosophe n’est pas le fonctionnaire expéditif que vous décrivez mais bien un missionnaire tout entier dévoué à sa « tâche infinie ».

 A partir de la crise se construit un véritable projet philosophique de battre la science sur son propre terrain, pas forcément directement dans une perspective religieuse, mais au moins dans un sens spiritualiste. Le premier à faire cela, c’est Bergson. La science ne connaît que la surface des choses, avance-t-il. Seule une connaissance d’un autre type – intuitive, directe – nous donne les moyens d’aller à l’intérieur des choses : la connaissance de la durée, qui nous amène au centre de l’élan vital, à l’esprit du cosmos. Le deuxième sera Husserl. Son idée est que, sous la science, on trouve la Philosophie comme science rigoureuse, « science des sciences ». Celle-ci donne ainsi accès à un ordre de réalité que la science ne peut atteindre.

D’autre part, lorsqu’il est question d’origine chez Husserl, il ne s’agit pas du « commencement », mais du « fondement » car il se place en deça de l’histoire des faits, de l’histoire que l’on dit « réelle » ou « empirique ». Il entend dévoiler une l’historicité en tant qu’a priori, il pense l’historicité sur un mode transcendental, contrairement à un Michel Foucault pour ne citer que lui et dont je pense que par antihumanisme vous seriez plus proche, je vous dirai plus loin pourquoi. Toujours est-il que de la même façon, les Livres révélés portent sur le sens originaire qui préside à l’apparition de l’homme, en deçà de ses commencements empiriques, ce sont donc des Livres fondateurs et non historiographiques..

 Etre ami de la raison n’est pas être ami de la sagesse.

 La sagesse, la philosphie, au-delà de la raison est une aspiration au divin. C’est le cas chez les philosophes que je viens de vous citer et il est tout naturel à mon esprit de suivre cette même aspiration. Nous devons croire en Dieu, à l’immortalité et à la liberté, sans réclamer une certitude mathématique ni une vue claire de ces objets. La conviction s’impose à chacun de nous infailliblement : jamais une âme vertueuse n’a pu supporter cette idée que tout finisse avec la mort, et ses nobles aspirations l’ont toujours élevée à l’espoir de l’existence de Dieu. Cela me rappelle les propos de Sartre à qui avant de mourir on avait demandé s’il était toujours convaincu de la non existence de Dieu et qui avait répondu : j’avais oublié l’espoir…

Sauf que je n’attends pas d’être sur mon lit de mort pour me souvenir de la condition de mon corps mortel et de la nécessité de cet espoir et de la morale qu’il fonde.

Le Dieu des philosophes n’est pas celui des religions dites-vous, mais Dieu est justement un emprunt des philosophes à la religion comme des religieux ont pu emprunter à la philosophie des concepts et formes de raisonnement tel Thomas d’Aquin à Aristote par exemple.

Vous critiquez sévèrement la notion d’humanisme, Montaigne serait-il donc totalitaire  ? L’humanisme, ce n’est rien d’autre qu’avoir en tête l’injonction delphique « connais toi toi-même ». Ce n’est certes pas prétendre savoir ce qu’est l’homme, même si la question « qu’est-ce que l’homme ? » est bien évidemment centrale, en revanche, l’humanisme tente de mettre l’homme et le développement de ses capacités au centre des préoccupations, en sachant que même s’il ne connaît pas la réponse, cela ne l’empêche pas de poser la question..

« L’Homme est la mesure de toute chose » écriviez vous en citant Protagoras mais je ne me suis jamais revendiquée de la culture sophistique comme humaniste, c’est même un antihumanisme et c’est vous qui devriez vous sentir proche de Protagoras qui par agnosticisme affirme qu’il n’y a aucune loi transcendante et que les sociétés humaines sont à elles-mêmes leurs propres dieux..

Vous me dites que vous définissez l’homme par sa liberté qui tient à son humanité chaotique, laquelle laisse nécessairement surgir cette liberté puisque le chaos n’obéit pas aux lois du déterminisme. Mais ne pas obéir aux lois du déterminisme signifie certes que toute cause ou effet est le fruit du hasard (le contraire du déterminisme) mais n’est certainement pas condition suffisante de liberté. Par exemple, si un fils d’ouvrier devient à son tour ouvrier également, par antihumanisme, vous considérerez que l’absence de promotion sociale est le fruit de son choix libre car non déterminé. En tant qu’humaniste, je serai obligée de prendre en considération ce que des disciplines humanistes m’apprennent sur ses environnements sociologique, culturel, idéologique, lesquels obéissent eux à des lois déterminées qui ont eu raison du sujet qu’il est, alors qu’il aurait peut-être aspiré à devenir joueur de golf professionnel et qu’il y serait parvenu si son environnement avait crée les conditions nécessaires. J’entends votre objection qui ressemblerait à ceci : il existe bien des cas individuels démontrant le contraire et je ne saurais vous contredire, mais ce ne sera toujours pas le fruit du hasard..

Si, en revanche, vous voulez « sortir de l’humain » - je n’ai malheureusement de Francis Ponge que de lointains souvenirs estudiantins mais je crois que vous choisissez un mauvais argument d’autorité en le citant « on ne peut aucunement sortir de l’homme », écrivait-il pour dire que tout préoccupé qu’il fût par les choses et les objets, il s’agissait toujours de faire parler l’homme qui ressent les choses, et n’est-ce pas le propre du Parti Pris que d’être subjectif et donc référent à un sujet ? - vous êtes en contradiction avec vous-même. Car si vous vous réclamez de la phénoménologie comme vous le prétendez, c’est que vous acceptez l’idée d’un sol offert par un cogito conçu comme identité de soi à soi et que vous vous donnez pour point de départ un sujet fondateur — un ego transcendantal unifié et donateur de sens — contrairement à une approche philosophique dans la lignée de Michel Foucault par exemple qui lui cherche à mettre en évidence un sujet éclaté, fuyant hors de soi, ce qu’il a repris notamment à Nietzche. : « l’idée d’une expérience limite, qui arrache le sujet à lui-même, voilà ce qui a été important pour moi dans la lecture de Nietzsche, de Bataille, de Blanchot » lit-on dans les Dits et Ecrits II, n. 212 de Foucault.. Arracher le sujet à lui-même, n’est ce pas ce que vous appelez « sortir de l’humain » ou encore le désubjectiver en historicisant le transcendantal autant qu’il est possible, et en le vidant de toute substance ? Voilà pourquoi vous ne pouvez pas vous dire antihumaniste et vous réclamer de la pensée de Husserl.

 

 

 

 


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